Perspectivia
Lettre1875_11
Date1875-06-26
Lieu de création[Paris]
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireScholderer, Otto
Personnes mentionnéesFantin-Latour, Henri
Edwards, Edwin
Edwards, Ruth
Corot, Jean-Baptiste Camille
Millet, Jean-François
Manet, Edouard
Wagner, Richard
Schuré, Édouard
Napoléon III
Goethe, Johann Wolfgang von
Dubourg, Charlotte
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Lieux mentionnésLondres
Paris
Paris, Salon
Bruxelles, Exposition générale des Beaux-Arts
Œuvres mentionnéesF Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards

[Paris]

26 juin 1875

Mon cher Scholderer

je suis bien content d’avoir pu vous faire plaisir.Fantin a offert un dessin de Millet et une étude de Corot à Scholderer, voir à ce sujet lettres 1875_09 et 1875_10. J’aurais bien aimé aller vous voir à Londres, c’est mon seul regret de n’avoir pas été là, mais je suis trop fatigué pour le voyage car je suis si peu voyageur, j’ai besoin de repos et de rassembler mes idées. Je suis à un moment sérieux de la vie.La mort de son père le 20 avril 1875, suivi de son succès soudain au Salon sont deux événements qui perturbent profondément Fantin. Le peintre doit repenser sa vie personnelle et artistique. Délivré de ses obligations familiales, il peut en effet maintenant épouser Victoria Dubourg et sa reconnaissance artistique lui offre une plus grande liberté dans ses choix de peintre. Je viens d’avoir une suite d’événements qui sont très importants pour ma nature. Je ne suis guère pour l’action et en dehors de la peinture tout est peine, ennuis. Je ne sais comment m’y prendre, je n’ai pas assez de force pour peindre et vivre en même temps. Je ne suis que par moments en train, excité, je retombe bientôt à plat. Ah ! Que n’ai-je autant d’énergie que de désir, car depuis la maladie de mon père, j’ai travaillé d’une manière agitée. J’ai été entraîné je ne sais comment à faire ce portrait des EdwardsFantin-Latour, Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards, F.738. et combien cela était difficile. C’était si compliqué au milieu de mes préoccupations. Ensuite sur cette fatigue, la mort. Le succès que j’ai eu m’a agité aussi. Le comprendre, car entre nous il n’est qu’un hasard par des mouvements incompréhensibles de l’opinion qui est peut être lasse (elle est capable de tout) des farces, des feux d’artifices etc. On aime alors se reposer. Ma peinture paraissait au Salon si simple, triste. Je n’ai même (après y avoir bien réfléchi) pas à m’occuper de savoir si c’est une autre ligne que j’entrevois. J’ai fait ce que j’avais déjà fait, rien d’autre. Encore un sujet de réflexion, c’est Corot et Millet dont j’ai vu tant de chefs-d’œuvre. Voilà vraiment le plus sérieux sujet de réflexion de tous ces temps ! J’y vois en plein leur amour du Vrai, leur courage et la voie qu’ils indiquent, cela me demande du repos. Je ne fais pas grand-chose maintenant. J’ai idée d’aller voir la Nature, le paysage, le plein air dont j’ai peu l’idée au sortir des musées. Je crois que cela va m’enthousiasmer.

Vers la fin d’août, nous avons fait le projet avec Edwards d’aller une huitaine en Belgique, voir l’exposition à Bruxelles où j’envoie son portrait.Fantin expose le Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards, F.738 à l’exposition internationale des beaux-arts de Bruxelles, où il figure au n° 459. Il profite de cette occasion pour passer une huitaine de jours en Belgique et en Hollande fin août avec Edwards.

Voilà où j’en suis, ici rien de bien intéressant à vous écrire. Le Salon rien à en dire, de Manet rien d’autre que ce que je vous en ai dit, il me paraît trop s’occuper de ce que l’on dit de lui et trop s’occuper de son succès et l’augmenter autrement qu’en faisant de la peinture. Vous avez Wagner dont on s’occupe à Londres beaucoup, parlez-moi de vos impressions. Je lis en ce moment un écrit sur lui et sur le drame musical d’un Mr SchuréÉdouard Schuré (1841-1929), écrivain, philosophe et musicologue français. Passionné par la musique wagnérienne, il publie en 1875 Le drame musical, 2 vol., Paris, Sandoz et Fischbacher, 1875 (I. La musique et la poésie dans leur développement historique. II. Richard Wagner, son œuvre et son idée). qui l’aime et le connaît bien. Il me semble que l’on peut dire de lui ce que Napoléon dit à Goethe,Talleyrand, dans ses Mémoires, raconte que lors de l’unique rencontre, le 2 octobre 1808, entre Goethe et l’Empereur, ce dernier aurait effectivement dit au poète : « Vous êtes un homme. » vous êtes un homme.

Parlez-moi de vous beaucoup. En allant ou en revenant d’Allemagne, j’espère que vous viendrez à Paris, je me fais une fête de vous voir. Parlez-m’en, dites, n’est-ce pas ? J’ai des compliments à vous faire ainsi qu’à Madame de la part de Mademoiselle Dubourg qui m’en prie. Dites bien des choses de ma part à Madame que j’espère bientôt connaître, adieu

H. Fantin