Perspectivia
Lettre1875_10
Date1875-06-01
Lieu de création8 Clarendon Road Putney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesCorot, Jean-Baptiste Camille
Millet, Jean-François
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Lhermitte, Léon
Edwards, Edwin
Edwards, Ruth
Deschamps, Charles W.
Dubourg, Victoria
Lieux mentionnésLondres
Paris
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesF Roses (Roses de Perse jaunes dans un verre à pied, petit feuillage)

8 Clarendon Road, Putney, Surrey

[Juin 1875]

Mon cher Fantin,

Je ne peux pas vous exprimer quel plaisir vous m’avez fait avec le tableau et le dessin que j’ai reçus samedi soir, justement une heure après l’arrivée de votre bonne lettre. Oui cela m’a touché beaucoup d’avoir un Corot à moi,Voir lettre 1875_09. comme vous dites nous avons tous les deux tant désiré de posséder étant jeunes et tous les souvenirs de notre premier entrevue à Paris me sont revenus, je pense dire que cela m’a rendu plus jeune, il me semble que le passé est un rêve et que je dois maintenant commencer à travailler et à faire quelque chose, je me demande quelquefois si c’est vrai qu’il y a 18 ans entre ce premier temps que nous nous sommes vus, et surtout comme le voile qui m’a couvert pendant si longtemps la nature commence à tomber, je me dis comment il est possible de faire tant de détours pour arriver à la chose la plus simple, mais je crois que c’est comme cela dans la vie. Cependant je ne dois pas regretter le passé, car je suis heureux, la vie matérielle pèse moins sur moi et me montre le futur plus clair, c’est tout ce que je demande, je me porte bien, si bien que je sens que pendant bien des années j’étais malade et manquais de la force qu’on a besoin pour faire quelque chose de bien. Il me semble, comme je vous l’ai dit déjà, que je commencerai maintenant à faire de bonnes choses, et peut-être ce sera plus curieux de voir quelque chose de frais, pour ainsi dire, de quelqu’un qui s’était perdu si longtemps en problèmes, seulement à chercher ce qui a eu nécessairement quelque avantage pour moi, et maintenant se laisser aller avec tout cela à mon âge. J’espère que j’aurai le temps et la force d’exécuter encore cela.

Vous n’auriez pas pu choisir de meilleure chose pour me faire plaisir, l’esquisse comme le dessin respirent la tranquillité et le bonheur des artistes, si je peux m’exprimer comme cela, le sujet du Corot est charmant comme je l’aime et c’est fait avec toute sa finesse et son talent, le ciel est aussi beau que tout ce qu’il a fait. Je lui ai donné une bonne place dans notre drawing-room, près de la fenêtre, très bas au-dessous d’une glace, et le dessin de Millet est accroché vis-à-vis. Le dessin de Millet est aussi beau que l’étude, peut-être ou plutôt plus beau encore, et je ne crois pas que j’aurais choisi un plus beau, il y a tout l’extract qu’il était capable de mettre dans un dessin si simple. On est si bien à l’endroit, à la campagne, on voudrait suivre le petit chemin creux pour arriver à ces maisons voisines, c’est extrêmement bien et me fait grand plaisir, cependant Corot me touche plus, m’émeut plus, peut-être c’est qu’il m’a fait connaître la nature, le paysage le premier, car je me rappelle bien encore le moment de cette transformation en sortant du Salon à Paris et reconnaître son art dans la nature.

Je regrette seulement une chose, mon cher, que vous avez dépensé beaucoup d’argent pour ces deux choses, mais cependant je ne peux pas le regretter autant que cela pourrait diminuer le plaisir de les posséder, et d’avoir d’abord ce souvenir de vous encore, et puis le plus beau souvenir des deux artistes que j’ai aimés et aime comme vous les aimez. Millet appartient bien à notre temps, et peut être est-ce le plus grand ou un des plus grands représentants de notre art et – nous voulons espérer – de l’art qui viendra. Vous auriez dû voir le plaisir que ma femme a eu de voir le petit Corot, elle en est enchantée et me dit de vous dire cela, la beauté du dessin de M. lui est encore cachée un peu, quoiqu’elle en a quelque sentiment.

Elle a bien ri de moi que je voulais dépenser une livre pour avoir un souvenir de Corot, mais j’ai naturellement pas pensé que j’aurais eu une esquisse pour cela, j’aurais voulu avoir le moindre petit bout de crayon de lui, rien qu’un souvenir, comme on aimerait bien avoir seulement le crayon dont un homme qu’on aime s’est servi, mais comme cela, c’est mieux, je le confesse.

Je ne vous écris que cela aujourd’hui, vous avez appris les détails de ma vie par Lhermitte sans doute, les Edwards vous raconterez cela dans la lumière opposée, alors vous vous ferez le juste tableau de la vie de Londres. Ne craignez pas votre succès, cela vous fera du bien, je le sens comme le mieux m’en fait. Je partage tous vos opinions là-dessus. Vos dernières fleurs sont bien belles, la jaune tout à fait charmante, le verre est magnifique.Il peut s’agir de Roses (Roses de Perse jaunes dans un verre à pied. Petit feuillage), F.746. Je vous parlerai des superbes choses de Corot et de Millet chez Deschamps – admirable comme j’aurais voulu voir toutes l’atelier de Corot avec vous ! Je regrette de ne l’avoir jamais vu lui-même.

Adieu mon cher, je vous remercie bien encore du grand grand plaisir que vous m’avez fait ainsi que ma femme le fait. Je me fie à votre talent de comprendre mon mauvais français. Bien des choses de ma femme et nos meilleurs compliments à Madam. Dubourg. J’espère que vous finissez votre lettre et que vous me parlerez de ce que vous faites et de vos projets, je crois que nous irons en Allemagne à la fin de septembre, de tout cela plus la prochaine fois. Adieu !

Je relis ma lettre et elle me paraît bien au-dessous de ce que je voulais vous exprimer, mais peut-être je ne l’aurai pas pu vous le dire mieux dans ma langue, le plaisir qu’on éprouve est si difficile à décrire.

[non signé]