Lettre | 1875_04 |
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Date | 1875-01-01 |
Lieu de création | 8 Clarendon Road Putney |
Auteur | Scholderer, Otto |
Destinataire | Fantin-Latour, Henri |
Personnes mentionnées | Scholderer, Luise Philippine Conradine Edwards, Ruth Edwards, Edwin Esch, Mlle Dubourg, Victoria Corot, Jean-Baptiste Camille Courbet, Gustave Mérimée, Prosper Legros, Alphonse Whistler, James Abbott MacNeill Carlyle, Thomas Boehm, Joseph Edgar Sir Manet, Edouard Maître, Edmond |
Lieux mentionnés | Londres Paris Paris, Musée du Louvre Londres, National Gallery Paris, Salon |
Œuvres mentionnées | F Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards |
Merci bien de votre bonne lettre, je ne veux pas tarder à y répondre. Je trouve que vous m’y faites un peu trop d’éloges. Dans mon avant-dernière lettre,Voir lettre 1875_01. je crois que je vous ai parlé de ma peinture avec trop de triomphe, j’y trouve toujours de nouvelles difficultés, j’ai recommencé de nouveau à faire un portrait de ma femme, c’est terriblement difficile. Un portrait reste pour moi la chose la plus difficile, je ne puis pas me borner à la peinture, je ne peux penser à la couleur qu’après la forme soit réussie au plus haut degré, j’y vois le plus petit détail et cela m’empêche toujours de le peindre comme je voudrais. Il est certain une nature morte est au fond aussi difficile de représenter, mais l’homme c’est bien une autre chose. Moi, je peux pas trouver le même point de vue à ces deux choses. Aussi, je trouve que mon imagination est bien plus active vis-à-vis d’un être humain. Le portrait était ce qui m’a intéressé le premier dans la peinture et je crois que ce sera la dernière chose qui m’intéressera, je le sens. Quelquefois il me semble drôle que je l’avais lâché pendant des années. Je me demande si j’arriverai encore à la faire à la perfection.
Je n’envoie rien au Salon, les frais sont trop grands et je ne vois pas comment cela pourrait m’être utile, je dois tâcher de réussir ici – ce qui me semble de jour en jour plus difficile, je n’ai pas le moindre succès et cela commence à m’inquiéter beaucoup, car à notre âge on doit avoir au moins un peu de succès.
Je n’ai point de sympathie pour les Anglais et je pense que c’est alors impossible qu’ils en aient pour moi. Je ne veux pas vous entretenir à vous raconter quels hommes j’ai appris à connaître ici. On parle de la franchise, de l’honneur, du dévouement, de l’exactitude des Anglais, de l’amitié et Dieu sait quelles autres qualités. Moi je n’en ai trouvé aucune ici parmi les gens de ma connaissance, et surtout si vous ne réussissez pas ici, on vous traite avec une insolence sans pareille, je n’en veux pas vous raconter les exemples, et ce que j’ai enduré ici. Mais cela me mène à un autre point, c’est que je sais que vous avez l’intention de venir à Londres, peut-être de vous y fixer. Je ne vous dis qu’une chose, c’est que si j’avais dans mon pouvoir un moyen à vous détourner de cette idée, je le ferais, et si je serais en état de quitter Londres, même pour vivre misérablement à Paris, et si cela était un moyen de vous retenir à Paris, je peux vous assurer que je le ferais avec plaisir. Je crois que je n’ai pas besoin de vous dire combien je serais heureux d’un côté de vous voir partager mon exil en Angleterre, mais pour votre bonheur je ne le peux pas souhaiter. Mais les natures sont différentes, je le sais, moi j’ai tout de suite éprouvé venant ici que je ne m’y habituerais jamais. C’est une nation de paysans, d’une brutalité sans pareille, sans être naturelle, mais corrompue au plus haut degré, des menteurs comme on n’en trouve nulle part. L’individu n’y est rien, toujours trois contre un, jamais vous trouverez le contraire, vous pouvez vous imaginer comme c’est terrible pour des Allemands qui ont une si haute idée de l’individu. Peut-être vous trouverez que ces qualités ne sont pas seulement anglais, peut-être il est vrai, mais ce sont les qualités prédominantes ici, aucun n’y fait une exception ; et les autres qualités je n’en ai pas encore trouvées, peut-être que je ne connais pas assez de gens ici. J’espère que cela que j’ai appris en Angleterre pourra peut-être m’être utile pour le reste de ma vie, si cela est, c’est acheté bien cher.
Je n’ai vu que Mad. Edwards depuis que les deux sont revenus à Londres. Edwards a été malade ; je l’ai trouvé à la même place que quand je l’avais quitté à Londres, il me semblait qu’elle n’avait pas quitté cette place. Je croyais que son séjour à Paris lui avait fait peut-être quelqu’impression ou peut-être quelques changements dans ses sentiments, mais non, pas du tout, elle parlait de tout avec une froideur, je peux même dire brutalité qui m’a choqué au plus haut degré, je croyais que, de vous avoir vu, d’avoir vécu avec vous, me la rapprocherait peut-être un peu, mais non, au contraire, j’ai éprouvé que ce sont des gens dont je n’ai qu’à m’éloigner de jour en jour plus, et je ne le regretterai jamais. J’espère que je ne vous effraie pas en vous écrivant cela, et je dois ajouter que je vivrai toujours extérieurement très bien avec les Edwards, je voudrais seulement qu’elle fût moins indiscrète, et ne me fasse pas partager ses plus intimes secrets et pensées, ce qu’elle fait à chaque fois quand je la vois. Pardonnez-moi, mon cher ami, ce que je vous ai écrit, je l’ai longtemps retenu parce que je croyais être trop personnel dans mes jugements et sentiments, mais quand il s’agissait de vos intentions, je crois que je ne dois pas vous retenir toutes mes pensées.
Maintenant à autre chose, et pardonnez-moi que j’ai parlé d’abord de moi. Je voudrais bien voir votre portrait des Edwards, elle m’en a parlé avec le plus grand plaisir, aussi je sais par Mlle Esch que Mademoiselle Dubourg en est enchantée.Fantin-Latour, Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards, F.738. Comme vous l’avez fait vite, c’est étonnant. Mais vous devez être bien fatigué maintenant, vous allez reposer j’espère sur vos lauriers bientôt. Vous pouvez vous imaginer combien ce que Mademoiselle Esch nous a raconté de vous nous a intéressés, aussi cela nous a fait un grand plaisir qu’elle est si bonne amie avec Mlle Dubourg, elle nous a parlé avec la plus grande amitié d’elle et aime beaucoup son caractère ou plutôt toute sa personne, mais je crois que je vous écris déjà cela. Aussi je suis bien content que Mlle Esch vous a plu, nous l’aimons beaucoup et je trouve que c’est un caractère franc et innocent, aussi ma femme l’aime beaucoup.
La mort de CorotCorot est mort le 22 février 1875. m’a bien touché, je peux dire que j’avais plus de sympathie pour son art que pour tout autre artiste de son temps, l’admiration que j’ai eue pour le talent de Courbet a beaucoup diminué, puisqu’il n’a pas pris le chemin d’un artiste, ce qui est de se perfectionner de plus en plus, mais ceux-ci nous le savons, sont bien rares, je m’incline de plus en plus vers vos idées quant à ce thème, vous savez qu’étant revenu à Paris, nos opinions différaient, le talent, même le génie ne peut avoir de la valeur que quand il s’est reconnu soi-même. Mon cher Fantin, je sens plus que jamais – je ne dis pas le désir – mais le besoin de m’entretenir avec vous sur bien des choses auxquelles j’ai réfléchi pendant que nous ne nous sommes pas vus, est-ce triste que nous vivons toujours loin l’un de l’autre, vous êtes maintenant le seul à qui je puisse parler sans réserve en matière d’art, ici tout le monde est si loin de nos idées !
Vous me dites que la manière dont je vis est bonne, je le crois aussi, mais de temps en temps, il faut pouvoir causer avec quelqu’un qui vous comprend, les artistes anglais sont si loin de cela, comme en toutes autres matières, ils ont leurs idées conventionnelles, vous ne vous doutez pas jusqu’à quel degré qu’ils ne quittent pas. Ils prétendent aimer l’art français, mais ils ne disent cela que pour vous faire croire qu’ils la comprennent, il faut entendre ceux qui sont naïfs. Les Anglais ne sont pas capables de croire que ce ne sont pas eux qui font tout à la perfection. Les Français ont bien de la vanité, mais je les ai souvent entendus louer une chose étrangère, l’Anglais ne fait cela que très rarement et seulement s’il est absolument forcé de le faire.
Une autre question. Vous me dites que j’avais toujours bien fait d’aller faire ce que je désirais, que dans ces choses il y avait plus de personnalité, et je sens bien que vous avez raison, et j’espère de revenir aussi un jour à ce point, je sens que je n’y suis pas encore tout à fait. Mais je peux dire que depuis que je suis marié, je me suis laissé beaucoup plus aller dans mon art, il est bien naturel cependant qu’il faut faire quelque chose pour vendre, et cela m’a détourné pendant des années avant mon mariage (quoique cela ne m’a rapporté rien du tout), et arrêté bien plus que cela ne me peut maintenant. Mais pourtant, les soins pour la vie, que je n’ai encore pas connus quand j’étais jeune (cela aurait valu mieux), sont souvent très embêtants si l’on n’y est pas habitué pendant toute la vie, mais je sens que je les combattrai aussi, et je m’en soucierai très peu si je vivais dans un autre pays.
Vous dites que ma femme doit être mon meilleur conseiller, et c’est vrai qu’elle l’est, mais elle vous fait dire que vous ne devriez pas craigner de me dire la vérité, puisqu’elle est toujours absolument de mon avis en fait de peinture et ne voit même plus mes défauts, et je trouve qu’elle a raison, et pour cela je vous prie bien de pas craigner de me dire tout ce que vous pensez de moi. C’est le seul défaut que je vous trouve, que vous ne m’avez jamais assez corrigé ou plutôt c’est, encore ma faute, j’aurais dû plus apprendre de vous, mais j’espère que ce n’est pas encore trop tard. Mais je reviens à cela que je voudrais avoir de longues conversations avec vous, et ce que je désirerais beaucoup de faire de la peinture avec vous, je crois que j’en profiterais beaucoup.
Je voudrais bien revoir le Louvre, la National Galerie a de très belles choses, mais pourtant bien moins de choses intéressantes, dans le dernier temps j’admire surtout les vieux Italiens dont il y a de très beaux tableaux.
Nous avons lu maintenant les volumes de Mérimée que vous m’avez envoyés, ils m’ont plu beaucoup, je ne suis pas un juge compétent, mais je trouve que c’est écrit avec un esprit fin, extrêmement bien fait et d’un homme qui a un grand savoir. Tout y est bien, les petits contes sont admirables, la description des combats de taureaux en Espagne. Carmen m’a plu presque le plus, il y a de charmantes choses. Je ne sais combien Mérimée est estimé en France, je crois beaucoup, je trouve qu’il a des choses qu’on ne puisse dire mieux et plus simples. L’abbé Aubin m’a plu beaucoup aussi.L’abbé Aubain est une nouvelle de Mérimée publiée en feuilleton dans Le Constitutionnel en 1846, puis en volume dans Prosper Mérimée, Carmen, Paris, Michel Lévy frères, 1846. Mérimée ne la signa pas de son nom de peur d’être accusé d’irrespect envers la religion. Ma femme en était très enchantée aussi et nous avons commencé par améliorer notre français en lisant les volumes. Mais je ne dois pas oublier la comédie des mécontents qui est splendide, et je me rappelle que vous m’en avez parlé autrefois, vous m’avez raconté la scène ou chacun écrit son nom pour être président.Les mécontents est inséré dans Prosper Mérimée, Mosaïque, Paris, H. Fournier jeune, 1833. Je crois que j’ai assez écrit pour aujourd’hui ou plutôt trop et je vous dois demander encore une fois pardon de ce que j’ai écrit.
Je n’ai pas de nouvelles à vous dire, nous vivons très tranquillement ici. Le mauvais temps m’a beaucoup empêché à peindre cet hiver et même les dernières semaines ont été très mauvais, encore un mauvais côté du climat anglais.
Il y a très longtemps que je n’ai vu Legros ou Whistler, le premier a fait quelques très bonnes eaux-fortes, parmi est le portrait Un Carlisle presque grandeur naturelle,Legros, Grand portrait de Thomas Carlyle, PMT.34, eau-forte teinte, avec des reprises de pointe sèche, 44,8 x 35 cm. Thomas Carlyle (1795-1881), historien et écrivain britannique. ce n’est pas bien et pourtant cela est bien, il l’a fait d’après des croquis qu’il a faits quand Carlisle posait pour le sculpteur Boehm qui a fait son buste.Joseph Edgar Boehm (1834-1890), sculpteur et médailleur né à Vienne. Il s’installe à Londres en 1862. Il reçoit de nombreuses commandes de nobles, d’hommes politiques, d’écrivains et d’artistes pour lesquels il exécute des portraits en bronze, marbre ou terre cuite. Il est nommé sculpteur de la cour par la reine Victoria en 1881. Il est ici question de la statue grandeur nature en bronze de Thomas Carlyle (1874-1875), érigée dans Embankment Gardens, à Chelsea, en 1881-1882.
Je vous dis adieu, mon cher Fantin, écrivez-moi bientôt, je vous en prie et ne craignez pas de me dire tout ce que vous pensez, cela me fera beaucoup de bien. Les meilleurs compliments de ma femme et saluez bien, je vous prie de nous Mademoiselle Dubourg. Bien des choses à Manet et Maître.