Perspectivia
Lettre1875_01
Date1875-01-17
Lieu de création8 Clarendon Road Putney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesDubourg, Victoria
Esch, Mlle
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Edwards, Edwin
Edwards, Ruth
Rembrandt
Delacroix, Eugène
Goethe, Johann Wolfgang von
Whistler, James Abbott MacNeill
Degas, Edgar
Durand-Ruel, Paul
Legros, Alphonse
Deschamps, Charles W.
Cazin, Jean-Charles
Corot, Jean-Baptiste Camille
Fantin-Latour, Jean-Théodore
Maître, Edmond
Lascoux, Antoine
Jullien, Adolphe
Lieux mentionnésLondres, 11th exhibition de la Society of French Artists
Londres, Society of French Artists
Paris, Salon
Londres, galerie Durand-Ruel (géré par Deschamps, 1870-1875)
Londres, 10th exhibition de la Society of French Artists
Œuvres mentionnéesF Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards
S Dead Game  ; Grouse (gibier mort  ; tétras)

8 Clarendon Road, Putney Surrey

17 janvier [18]75

Mon cher Fantin

Merci de votre bonne lettre qui m’a fait grand plaisir. Quelques semaines sont passées depuis, et j’aurais dû vous écrire plutôt, et surtout de remercier Mademoiselle Dubourg et vous du bon accueil que vous avez donné à Mademoiselle Esch, et c’est surtout ma femme qui vous en remercie beaucoup. Mlle Esch est si enchantée de la vie qu’elle mène qu’elle dit que il sera bien dur de falloir retourner en Angleterre, que vous l’aviez gâtée tellement qu’elle est même très embarrassée de votre bonté puisqu’elle l’a reçue sans mérite, comme elle dit, et ne saura pas la rendre. Cependant je lui ai conseillé de ne pas se faire trop de chagrin là-dessus et que sans doute vous l’aviez fait avec plaisir. Je vous prie cependant bien d’exprimer à Mademoiselle Dubourg (puisque vous ne m’avez pas donné son adresse) nos sentiments de gratitude, et que nous espérons d’avoir bientôt l’occasion de la montrer en fait.

Votre sujet pour le Salon me plaît beaucoup,Fantin-Latour, Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards, F.738 qui sera exposé au Salon de 1875. Edwards et sa femme feront un portrait ensemble dont on peut tirer un excellent parti, je le vois déjà, et j’en suis sûr cela plaira beaucoup, et donnera un sujet nouveau et intéressant. Quant à l’ange gardien, il n’est plus dans sa première jeunesse, mais justement cela me plaît et je me le figure un peu dans le sens du tableau de Rembrandt, l’Evangéliste avec l’ange derrière lui,Rembrandt, Saint Mathieu et l’ange, 1661, huile sur toile, 96 x 81 cm, Paris, musée du Louvre. Fantin avait copié cette œuvre en 1865 : copie d’après Rembrandt, F.264. un tableau qui est toujours dans ma mémoire comme un des plus extraordinaires. Edwards lui-même est très beau à peintre et j’aurais bien voulu qu’il pose pour moi aussi. Je suis curieux comment vous trouverez Madame Edwards, elle est jolie à peindre et a dû avoir été très jolie, les proportions de la tête sont belles et surtout elle a un cou comme j’en ai pas vu. Depuis que je vis un peu loin d’eux, je suis très bien avec eux et ne nie pas qu’ils ont de très bonnes qualités, et la seule déjà d’avoir eu et d’avoir toujours pour vous tant de complaisance est très grande pour moi. Et c’est vrai, ils aiment à faire du bien aux autres, c’est bien, quoiqu’il y a pas mal de vanité en cela, mais n’importe.

Vous dites que vous désireriez de faire des choses plus importantes, mais [je] trouve que c’est bien assez important ce que vous faites et il ne faut pas nous laisser trop en arrière. Mais je peux me figurer que vous désirez faire des tableaux avec un plus grand sujet et je comprends cela bien.

C’est bien ce qu’ont dit De la Croix et Goethe, je le sens de plus en plus. Je suis très tranquille de ce que je fais maintenant, je peux dire que c’est la première fois de ma vie que je suis content de ce que je fais, très froidement, car je travaille très froidement, c’est-à-dire lentement, en bien réfléchissant, ce qui m’a beaucoup manqué autrefois.

J’ai vu Whistler, l’autre jour dans la rue, il m’a demandé mon avis s’il devait envoyer de ses tableaux à l’Exposition DegasEn 1875, Degas expose à la Tenth Annual Exhibition de la Society of French Artists ainsi qu’à la Eleventh Annual Exhibition de la Society of French Artists chez Durand-Ruel à Londres. etc. Mais puisqu’il pense toujours au succès et surtout au succès matériel je n’ai rien dit.

Legros est devenu grand admirateur de votre peinture, l’autre jour je voyais qu’il en parlait devant vos tableaux chez Deschamps, alors je lui disais que j’aimais surtout les Dahlias et que je les trouvais encore plus belles que les roses blanches, alors il me dit que les Dalhias étaient ce que vous faisiez le mieux, mais que j’avais bien tort de ne pas trouver les autres aussi belles, il m’en a fait presqu’une reproche et avec un air paternel, il disait qu’il vous conseillait bien de rester maintenant dans cette voie et de ne jamais faire autrement. C’est drôle comme cet homme n’a pas d’idées qu’on puisse apprendre, qu’on puisse faire mieux.Whistler a trouvé ses portraits chez Deschamps excessivement mauvais, voilà bien Whistler, car ils sont aussi bons que tout ce qu’il fait ou aussi mauvais, comme on veut.

Cazin est allé il y a quelque temps en Italie, je crois qu’il s’est sauvé à cause de ses dettes, il a mené une vie incroyable ici et jamais je ne savais ou j’en étais. Cela ne me plaît pas du tout, je l’avoue, et je ne me fierai jamais à lui. Je crois que son plus grand défaut, c’est la paresse.

Vous dites que vous ne saviez pas ce qu’on dit de votre peinture ici, mais je peux vous assurer que tout le monde en dit la même chose, et je crois, j’en suis sûr que après Corot vous avez le plus de succès ici de tous les artistes français. Je ne dis pas cela sans avoir la plus grande raison de le dire, et ce sont surtout les jeunes artistes ici (les anciens sont trop jaloux) qui sont fort enchantés de ce que vous faites. Vous dites une chose que je peux éprouver : cela me ferait de la peine d’envoyer ma peinture dans un pays étranger et de ne pouvoir plus la revoir, il faudra bien venir un jour ici pour voir une bonne collection de vos tableaux.

C’est bien joli que vous aimez tant la musique, moi je commence à en éprouver le manque, nous n’en faisons jamais et c’est fort rare que nous pouvons aller au concert, c’est trop loin et trop coûteux, et cela me fatiguerait et me prendrait beaucoup de temps, mais j’espère que bientôt nous aurons un piano chez nous, et je vais tâcher de trouver des amis pour faire de la musique avec eux.

Voyez-vous Maître et fait-il et étudie-t-il toujours la musique ?A partir de 1873 et jusqu’à son mariage, Fantin participe avec Edmond Maître à de nombreuses soirées musicales chez Antoine Lascoux. Ils y fréquentent notamment les critiques musicaux Adolphe Jullien et Georges de Massougnes.

Est-ce qu’il n’y [a] aucun change dans l’état de votre pauvre père, comme cela doit vous faire de la peine de falloir vous habituer à le voir toujours dans le même état souffrant !

J’ai fait dernièrement de petits tableaux, presque toutes des oiseaux accrochés sur le mur ou une planche à plat,Jutta Bagdahn identifie dans le catalogue raisonné de l’œuvre de Scholderer l’un de ces tableaux comme étant Dead Game ; Grouse, B.137. j’aimerais beaucoup de vous montrer ces dernières choses, et d’en parler avec vous et savoir votre opinion, j’en suis très content et le dernier me paraît le meilleur.

Je vous dis adieu mon cher Fantin, je vous prie de saluer Mademoiselle Dubourg de nous, et n’oubliez pas de lui dire ce que je vous ai écrit. Nos meilleurs compliments aussi pour Mlle Esch, ma femme lui écrira un de ces jours. Et encore une fois soyez remercié de votre bonté pour elle. J’espère que j’aurai bientôt une lettre de vous, ferez-vous encore autre chose pour le Salon, pas de nature morte ? Me conseillez-vous d’envoyer quelque chose au Salon ou croyez-vous que le moment n’est pas encore arrivé ?

Ma femme vous envoie ses meilleurs compliments.

Votre ami

Otto Scholderer