Ne me grondez pas que je vous laisse si longtemps sans vous donner de nos nouvelles. Mais ma vie, depuis que je ne vous ai écrit, a été plus émue qu’à l’ordinaire, j’ai été au nord de l’Angleterre pour quelques semaines, puis nous revenons de l’Allemagne où nous avons passé trois semaines. Cependant je ne peux pas vous dire beaucoup de nouvelles, notre santé est assez bonne et j’ai gagné un peu d’argent dans le dernier temps, ce qui nous rend la vie bien plus agréable si ce n’est aussi qu’intérieurement, mais le travail surtout gagne, on fait plus ce qu’on veut, on est plus tranquille et ne s’occupe pas trop de son succès. Je ne vous ai pas encore remercié de votre nouveau cadeau, la grande lithographie du Tannhaüser avec laquelle vous avez enrichi ma collection,Il doit être ici question de la lithographie Tannhäuser. Venusberg (2e planche), H.9 dont Scholderer avait loué l’exécution dans sa lettre du 4 avril 1877. elle m’a fait grand plaisir et je vous en remercie bien. Dans votre dernière lettre, vous m’avez annoncé votre envoi de tableaux chez Edwards, mais en ce moment je me rappelle que je vous en ai parlé, j’aime toujours énormément les carnations sur le fond cramoisi,Fantin-Latour, Œillets sur fond rouge, F.845. ce celui qui n’a pas été acheté au Dudley, la fashion est pour les fonds clairs en ce moment. Il me semble que vous devez être occupé maintenant avec un tableau pour le Salon et je suis bien curieux de savoir quel est le sujet.Fantin travaille alors au portrait de La famille Dubourg, F.867. Ce tableau représente les beaux-parents de Fantin, M. et Mme Dubourg, sa belle-sœur, Charlotte Dubourg, et sa femme Victoria. J’ai demandé Mme Edwards, elle n’en savait rien, elle m’a parlé d’un portrait qu’elle voulait que vous faisiez en Angleterre, elle a été choquée que vous n’aviez pas répondu à une question si importante.
Je n’ai rien commencé encore pour l’Académie, je pense faire une figure de femme, moitié dans quelque costume, un espèce de portrait fantastique ce qui est maintenant à mon goût.Scholderer réalise pour l’exposition de la Royal Academy de 1878 Young Girl in a Fancy Costume, B.160. J’ai vendu un petit tableau au Dudley, c’était acheté par un membre de l’Académie quel honneur, n’est-ce pas ?Jutta Bagdahn identifie l’œuvre vendue à la Dudley Gallery, à l’occasion de la Eleventh Winter Exhibition, avec Lesendes junges Mädchen mit weissem Hut, Kopf im Schatten, B.159, d’après la lettre 1877_07 de Scholderer datée du 7 octobre 1877, il s’agirait de la répétition d’un tableau. Voir Jutta Bagdahn, Otto Franz Scholderer 1834-1902. Monographie und Werkverzeichnis, thèse de doctorat inédite, Fribourg-en-Brisgau, 2002, p. 68. On sent qu’on devient âgé ! Je deviens de jour en jour plus conservatif dans mon art et je ne m’en trouve pas plus mal, je reviens aux vieux maîtres qui me font plus plaisir chaque jour. Ma peinture commence aussi à me faire plus de plaisir, j’en suis plus satisfait ; je me retrouve enfin, après avoir parcouru tant de faux chemins, j’ai fait quelques natures mortes que je me flatte vous trouveriez bien, des perdrix, des maquereaux, aussi une petite étude d’une jeune fille. Les portraits sont toujours difficiles, il y a seulement des parts que j’aime, cela manque toujours encore d’ensemble, ce qui est si difficile, mais ils sont caractéristiques et ressemblants dans un bon sens, et je crois que c’est déjà quelque chose.
Nous avons trouvé notre famille à Francfort en bonne santé. Ma mère et mon frère aîné me chargent de vous saluer bien de leur part. Mon frère a tant regretté que vous ne soyez pas venu à Francfort à votre retour de Bayreuth, cela lui aurait fait grand plaisir et il y a un bon nombre de mes amis auxquels j’ai parlé de vous, surtout un fanatique de WagnerDr. Otto Eiser (1834-1898), fondateur de l’association Richard Wagner à Francfort, médecin de Nietzsche, il protège le peintre Hans Thoma. Scholderer lui permet de faire connaissance avec Fantin qui lui envoie alors ses lithographies en échange de publications sur Wagner. qui voudrait bien voir vos lithographies d’après ses œuvres, tous ceux voudraient faire votre connaissance.
Thoma est établi maintenant à Francfort et est marié.Hans Thoma réside à Francfort-sur-le-Main de 1877 à 1899 ; en 1877 il épouse son élève Bonicella Berteneder. Lui aussi a fait un bon nombre de peintures du Rheingold, Siegfried etc. et il y en a de très jolies.En 1876, l’ami et mécène de Hans Thoma, Dr. Otto Eiser, lui passe commande d’une œuvre représentant Wotan et Brünnhilde. Jusqu’en 1888, Thoma réalise cinq œuvres illustrant les cycles de Bayreuth. Quatre huiles sur toile, mesurant chacune 76 x 62 cm et aujourd’hui conservées à Francfort-sur-le-Main à la Städtische Galerie im Städelschen Institut : Siegfried et Mime, 1877 ; Rheintöchter et Alberich, 1878 ; La chevauchée des Walkyries, 1879 ; Le cortège des dieux pour le Walhalla, 1880 et une œuvre sur papier au format identique sur le thème de Parsifal. Seulement, je crains qu’il ne fasse jamais des œuvres complètes, il fait trop et aucun n’est achevé, c’est bien dommage car c’est un homme d’un talent remarquable, mais c’est dans la catégorie de celui de Courbet, Legros, Manet etc. et ce qu’il a moins que ces derniers c’est le goût, mais comme fantaisie et dans ses idées fantastiques il est plus fort. Il a fait quelques très belles claire de lunes, je n’ai pas vu de plus belles, il a une mémoire prodigieuse pour cela.
Pour parler de Legros, j’ai vu quelques jolies eaux-fortes de lui,L’activité de graveur de Legros s’est intensifiée depuis qu’il a pris en 1876 le poste de directeur de la Slade School qu’il conserve jusqu’en 1890. Il introduit dans cet établissement l’enseignement de la gravure et du modelage. Il est membre fondateur de la Society of Painter-Etchers en 1881 et de la Society of Medallists en 1885. Plusieurs ouvrages et catalogues sont consacrés à son activité de graveur, mais aucun ne permet de repérer les œuvres gravées dont il est question dans la correspondance, ni d’identifier précisément les expositions auxquelles il a participé en Angleterre. Il faut consulter Expositions périodiques d'estampes : 4e. exposition. Catalogue des œuvres exposées de Alphonse Legros, cat. exp. Paris, musée national du Luxembourg, 1900 ; W. Sparrow, « The etched work of Alphonse Legros », dans Studio, Londres, janvier, 1903, p. 245-267 ; L'œuvre gravé et lithographié de Alphonse Legros..., préface de Gustave Soulier, directeur de l’Art décoratif [liste faite par MM. A.-P. Malassis et A. W. Thibaudeau ; suivi d'une liste faite par M. Lucien-A. Legros], Paris, C. Hessèle, 1904 qui énumère l’ensemble des estampes réalisées par Legros à cette date, et qui répertorie 628 pièces et Alphonse Legros (1837-1911). Paintings, Drawings and Prints from the Collection of Frank E. Bliss, esq., exhibited at the Grosvenor Galleries, Londres, mai 1922 ; A Catalogue of the Etchings, Drypoints and Lithographs by Professor Alphonse Legros (1837-1911) in the Collection of Frank E. Bliss, Londres, 1923 qui rassemblent un nombre très important d’estampes de Legros. toujours la même chose, mais très délicats et fin. Vous aurez sans doute appris que Whistler fait le fou ici. On donne une pièce au théâtre dans laquelle il est représenté jouant la personne principale, le public y voit aussi une charge colossale de sa tête, je crois ou de sa personne entière pour laquelle il a posé à l’artiste.La pièce La cigale jouée à Paris en octobre est reprise à Londres fin 1877 au théâtre de la Gaieté. Whistler a collaboré à la traduction. Le titre est devenu The Grasshoper (la sauterelle), le héros, le peintre Marignan, se nomme maintenant Pygmalion Flippit, il est « le peintre de l’avenir » (allusion à Wagner et à sa « musique de l’avenir » si décriée par ses ennemis) et se déclare « l’élève du grand maître Whistler ». Cela lui est bien égal comme il produit son effet, mais je crains qu’à la fin on le méprisera beaucoup. Dans la peinture, on ne voit plus de progrès, pendant que Legros reste toujours le même, et il est impossible de mettre son talent à côté quand on voit tant de mauvaises choses à Londres. Je n’ai pas vu Edwards, il paraît qu’il va mieux, ce qui m’a fait plaisir et j’espère qu’il vivra.
Je ne vous ai pas encore dit combien les dernières changes dans votre gouvernementJules Dufaure (1798-1881), leader d’un parti de centre-gauche, est nommé président du Conseil en décembre 1877. m’ont fait plaisir, on sait au moins qu’il a les gens du bon sens et d’honneur qui gouvernent, c’est un véritable progrès et est pris pour cela de toutes les nations. Maintenant nous avons l’espoir de venir à Paris pour l’Exposition.Scholderer pense ici à l’Exposition universelle qui doit se tenir à Paris en 1878.
Avez-vous des projets pour l’été prochain ? Nous nous flattons que nous pourrions passer une quinzaine à Paris pour aller de là à la campagne, peut-être en Allemagne, voulez-vous nous accompagner, ce serait charmant, il y faut penser avant la fin de juillet, mais je compte d’être libre à ce temps et je compte d’être absent de Londres pour au moins trois mois. J’espère que vous nous donniez bientôt de vos nouvelles, comment est votre santé et celle de Madame, j’espère parfaites. Dites-moi ce que vous avez peint tous les deux, je crains toujours que vous travailliez trop. J’ai appris au plaisir de Mad. Edwards que vos affaires ont pris enfin un nouveau élan, c’est bien agréable dans un temps qui est généralement si mauvais. Je voudrais bien vous voir ici et je n’ose pas répéter combien de plaisir il nous ferait de vous voir tous les deux, mais en même temps il me semble que vous être trop heureux à Paris pour vous faire tout ce dérangement d’un voyage, même avec la vue de gagner une forte somme.
La mort de Courbet ne m’a pas trop touché, puisque comme artiste il est mort depuis longtemps, et on ne peut pas s’empêcher d’être fâché d’un homme qui a fait si mauvais usage des grandes facultés que la nature lui a données.Courbet est mort le 31 décembre 1877. Mr. Lascoux – je suis fâché – s’est donné la peine de m’écrire, dites-lui cela ? Je n’ai rien payé pour lui et je n’ai rien fait que de porter la corbeille chez Edwards, dites-lui bien des chose de ma part et que je suis toujours à son service. Ne me punissez pas trop et écrivez-moi bientôt, je vous en prie. Ma femme vous fait dire bien des choses et à Madame aussi. Voyez-vous souvent Maître ? Saluez-le bien de ma part, aussi Manet quand vous le verrez. Bien des compliments de ma part. Madame et aussi à sa famille.
Adieu, votre ami Otto Scholderer
<J’oublie de vous prier de saluer bien de notre part M. et Mad. Lascoux, de leur présenter nos souhaits pour la nouvelle an, quoique ce soit un peu tard et que nous ne manquerons pas d’aller le voir quand nous viendrons à Paris.
Quelles nouvelles avez-vous de votre sœur de Russie, est-ce que son mari est allé en guerreMarie Fantin (1837-1901) est partie en Russie en 1866 où elle a épousé un officier russe, le colonel Janovski. Au sujet de la guerre russo-turque voir lettre 1877_04.>