Votre lettre m’a fait grand plaisir, il y avait si longtemps que je n’avais pas eu de vos nouvelles. J’espérais vous voir ici à votre retour. Quel dommage de n’avoir pas pu vous voir et causer, car je ne vous dis rien de ce que je voudrais dans mes lettres. Vous savez comme c’est difficile de causer Art, d’échanger des idées avec la plume. Vous rappelez-vous de nos longues conversations sur le quai, quand vous me raccompagniez de l’avenue Montaigne ?Au printemps 1868, Scholderer loge avec Hans Thoma au 37 avenue Montaigne à Paris chez les peintres francfortois Friedrich Karl Steinhardt et Heinrich Winter.
Qu’est-ce qui fait que nous sommes toujours séparés, alors que nous devrions vivre près l’un de l’autre. J’aime tant le souvenir de ces jours où nous étions près l’un de l’autre.
C’est toujours quand nous commencions à bien nous entendre qu’il est arrivé la séparation.
Pensez-vous venir quelques jours à Paris, vous devriez venir pendant le Salon. Pour moi, aller à Londres est bien vague encore.
Je prends votre lettre et je la relis et y réponds. Cela m’a fait grand plaisir que l’impression que vous a fait le portrait de Mademoiselle Dubourg.Fantin-Latour, Portrait de Victoria Dubourg, F.647. N’est-ce pas, c’est appliqué et simple, votre appréciation me fait croire que je ne m’étais pas trompé. Si vous saviez comme à Paris personne n’y a fait attention, cela me dégoûte de plus en plus d’exposer ici. Je n’ai ni critiques ni éloges. Cette année je viens de commencer un portrait de jeune fille,Vraisemblablement Portrait de jeune fille, F.2213. mais sans goût car c’est pour le Salon et je sais d’avance que cela ne sert à rien ici. Je fais cela pour faire comme tout le monde.
Ma grande nature morteFantin-Latour, Nature morte : coin de table, F.671. n’est qu’un effort vers le naturel. J’essayais de faire une toile représentant quelques choses, au hasard de la nature. J’ai bien cherché la disposition, mais dans l’idée de faire croire à une disposition naturelle et n’importe quel objet. Voilà une idée qui me préoccupe beaucoup, faire croire à aucun effet artistique. S’il n’y a guère que les ignorants à qui cela fait plaisir, les artistes croient que c’est par ignorance de ma part.
Ne trouvez-vous pas que c’est fatigant que ces tableaux toujours les mêmes ; vous trouvez que je travaille beaucoup et vous vous étonnez que j’achève tant de choses. C’est très simple, on m’en demande, cela me fait plaisir, pas tant par amour du gain (j’ai très peu de besoins), mais cela me fait plaisir de trouver des amateurs, de me voir recherché ! Quand on a longtemps attendu, cela fait plaisir et donne envie de travailler, d’en faire.
J’aimerais bien voir ce que vous faites, mais je n’oserais pas vous conseiller d’en envoyer au Salon, on est encore bien mal disposé. Vous devez voir combien nous allons de plus bête en plus bête ! N’est-ce pas que le tableau de Manet du chemin de fer,Manet, Le chemin de fer (RW.207, 1873, huile sur toile, 115 x 93,3 cm, Washington, National Gallery of Art : Au sujet de la Dudley Gallery), exposé à la Seventh Exhibition de la Society of French Artists. chez Deschamps, est charmant, ce sera, je crois, son tableau du Salon cette année. Il a ici un grand succès. Il devient à la mode.
Mais il a des imitateurs qui vont lui faire du tort : Monet,Claude Monet (1840-1926). Fantin et Scholderer évoquent peu et de façon peu élogieuse Claude Monet dans leur correspondance. Ils font cependant partie des mêmes cercles et Fantin l’a côtoyé au café de Bade puis au Guerbois. Scholderer peut aussi voir ses œuvres chez Durand-Ruel à Londres. Monet figure, bien qu’un peu caché, dans Un atelier aux Batignolles, F.409. Pizarro, SizelaiAlfred Sisley (1839-1899), peintre, membre du groupe initial des impressionnistes. et d’autres font de la peinture si peu faite, si exagérée que c’est mauvais pour ces idées-là. Ils font des charges de lui, sans sa finesse et son naturel. Il a fait (Manet) des choses au bord de la mer la saison dernière, charmantes, cela vous plairait, c’est si naturel et vif. Il fait en ce moment une scène de Bal de l’opéra.Manet, Le bal masqué à l’Opéra (RW.216, 1873, huile sur toile, 59,1 x 72,5 cm, Washington, National Gallery of Art). Beaucoup de petites figures d’hommes en noir et quelques femmes en costume, cela s’annonce très bien.
Vous me parlez de l’exposition de Deschamps où je devrais toujours exposer, me dites-vous. Mais cela ne me regarde pas. Vous savez bien que j’envoie à Edwards ma peinture, et il en fait ce qu’il veut, je ne peux pas m’en mêler. Je suis très heureux de n’avoir rien à m’occuper à cela. Je suis libre de faire ce que je veux en peinture, c’est à Edwards à savoir la vendre. Il m’a parlé de Mr Lean, je ne sais ce que c’est, il m’a dit de faire des fleurs, je les ai faites. Voilà je n’ai rien contre Deschamps. Edwards cela le regarde seul.
Vous savez que je pense toujours à vous donner des fleurs. Dans un envoi prochain, je veux que vous preniez ce qui vous plaira davantage. Car l’étude que vous m’avez rendueFantin-Latour, Les deux sœurs, F.97. Scholderer a renvoyé cette œuvre à Fantin en juin 1873. Il la conservait depuis l’automne 1858 (voir lettre 1858_04). me fait grand plaisir. Je retrouve dedans une foule de souvenirs du temps passé. Je vous en remercie encore. Madame Edwards vous donnera deux lithographies,Fantin-Latour, A la mémoire de Robert Schumann, H.5 et La fée des Alpes, H.6. plutôt deux esquisses sur pierres lithographiques. J’ai retouché au crayon lithographique le Manfred,Le titre de la lithographie de Fantin-Latour est La fée des Alpes, H.6. Son thème est inspiré par l’œuvre dramatique en trois parties de Schumann Manfred. pour tâcher de réparer le mauvais tirage de l’ouvrier qui n’a pas fait venir tout ce qu’il y avait sur la pierre.
La figure de jeune fille qui vient porter un bouquet au tombeau de Schumann était le projet d’un tableau que j’ai voulu faire pour le dernier Salon.A la mémoire de Robert Schumann, H.5 et La fée des Alpes, H.6. J’ai été arrêté par la difficulté de trouver un modèle qui ressemble à l’idée que je me faisais de la jeune fille.
Puis, comment exécuter en grand un effet comme le coup de soleil sur le terrain, décidément je ne comprends pas comment l’on peut faire un sujet poétique avec réalité.
C’est toujours, pour moi, dans une esquisse de petite proportion que l’on peut rendre son intention.
Voilà ce qui m’empêche de faire bien des choses. Je ne sais pas assez pour faire ce qui me plairait. J’ai eu l’idée de refaire cela en lithographie, à l’occasion de ces trois jours de festival qui ont eu lieu pour lui élever un monument à Bonn.Au mois d’août 1873 ont lieu à Bonn des fêtes organisées en l’honneur de Schumann. Fantin pense assister aux festivités prévues les 17, 18, 19 août mais il y renoncera.
Il faut finir ma lettre, j’aurais bien des choses à vous dire, il faudrait m’écrire plus souvent, alors nous aurions plus de nouvelles à nous dire, on oublie avec le temps. Dites bien des choses de ma part à Madame. Mademoiselle Dubourg m’a chargé de se rappeler à votre souvenir. Elle me dit qu’elle aurait bien aimé vous voir ici et causer de Francfort avec vous.Victoria Dubourg a vécu quelque temps à Francfort où son père était professeur de français. Maître aussi, ainsi que Manet. Mon père aussi.
Il m’inquiète bien dans ces temps-ci. La santé est bonne, mais la vieillesse le prend très fort. Il devient bien fatigué. Ces événements derniers l’ont bien impressionné et je crois que cela, il s’en ressent beaucoup maintenant.
Adieu mon cher Scholderer, écrivez-moi plus souvent je vous prie, Adieu. H. Fantin la Tour.