Perspectivia
Lettre1867_01
Date1867-06-03
Lieu de création[Düsseldorf]
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesFantin-Latour, Hélène
Couture, Thomas
Achenbach, Andreas
Courbet, Gustave
Millet, Jean-François
Corot, Jean-Baptiste Camille
Daubigny, Charles-François
Ritter
Röth, Philipp
Thoma, Hans
Lieux mentionnésParis
Düsseldorf
Paris, Exposition Universelle, 1867
Paris, Salon
Œuvres mentionnées

[Düsseldorf]

3 juin [18]67

Mon cher Fantin,

Je vous remercie bien de votre bonne lettre, et je vous assure que je peux très bien sentir avec vous les désagréments et les douleurs de la vie, quoique je vois bien que vous les avez éprouvés plus fortement dans le dernière temps que moi. J’espère que votre mère est rétablie maintenant ;La mère de Fantin est alors gravement malade et décèdera le mois suivant. dans un pareil temps, on éprouve plus encore que sans des êtres qu’on aime, on se lasserait bien souvent de la vie.

J’ai eu bien aussi un temps de découragement ici et je l’ai encore, quelquefois il me semble que je dois arriver à quelque chose, puis quand je vois les travaux des peintres et le goût du public, si je vois quels tableaux se vendent alors il faut me dire : les tiens ne se vendront jamais, aussi je n’ai rien vendu depuis que je suis là, on plaisante sur mes natures mortes, personne ne les veut ; quelques uns trouvent que je peins mieux que les autres, mais pourtant, je n’ai pas encore trouvé le moyen de faire autrement que croire que je ne le peux pas, même si j’avais la meilleure volonté.

<Avez-vous lu le livre de Couture,En 1861, Thomas Couture écrit un texte à l’intention de ses disciples qu’il publie en deux volumes sous les titres Méthode et entretiens d’atelier, Paris, 1867 et Entretiens d’atelier. Paysage, Paris, 1869. Il y consigne des observations personnelles et des remarques autobiographiques. N’étant pas théoricien, il prodigue à ses élèves des conseils pratiques et de méthode et diffuse son image de l’artiste qui comprend le monde mieux que le philosophe. c’est un plageur énorme ! Quelle sotte vanité>. C’est triste d’être arrivé à cet âge et se dire qu’on ne peut même pas se procurer les moyens de vivre de la plus simple manière ! Je pense si souvent à vous mon cher ami, mais je ne suis pas assez capable de m’exprimer comme je le voudrais, il faudrait bien nous revoir, ce serait le plus grand plaisir pour moi. Il y a dix ans que je suis à Paris ; ce temps est dans ma mémoire comme un beau rêve, nous étions encore jeunes, maintenant nous avons plus d’années et sont moins heureux, moins contents ! J’ai compté bien sûrement de pouvoir voir l’exposition à Paris, mais je n’ai pas le sou, comment entreprendre un si grand voyage.

Je n’ai rien pu envoyer au Salon, je n’avais rien qui me plut de mes peintures, aussi les derniers tableaux sont faits avec moins de tranquillité et de conviction, il fallait d’abord me gagner mon repos dans cette fatale ville, vous ne vous imaginez pas que[l] terrible endroit est Düsseldorf, on dirait un village (pas une ville) plein de croûtiers ; ce n’est que A. Achenbach que j’estime et je trouve que c’est un talent splendide, comment trouvez-vous sa peinture ?Andreas Achenbach avait exposé à plusieurs reprises au Salon à Paris. Voir « Verzeichnis der Beteiligung der Brüder Achenbach an nationalen und internationalen Ausstellungen 1831-1906 », dans Andreas und Oswald Achenbach. « Das A und O der Landschaft », éd. par Martina Sitt, Cologne, 1997. Écrivez-moi cela. Ici c’est l’endroit pour la médiocrité, tous ceux qui ont un peu de talent viennent ici pour vendre leurs choses, et les petits talents justement sont ceux qui réussissent ; ils travaillent pour le bourgeois et surtout pour l’Amérique, avec ce pays le commerce est bien considérable, ici à Düsseldorf, cependant je crois que c’est l’endroit le plus renommé pour la peinture et même le commerce, en comparaison avec Paris, est très grand. C’est aussi la raison pourquoi je veux y rester encore quelque temps et voir si avec le temps, j’arrive à quelque chose.

Cependant, j’ai trouvé deux personnes qui m’ont fortement intéressé, deux peintres,Scholderer doit faire référence ici au peintre de paysage originaire de Darmstadt Philipp Röth (1841-1919) et à Hans Thoma (1839-1924), peintre et graveur allemand qu’il rencontre lors de ce séjour à Düsseldorf. Après des études à l’académie de Karlsruhe de 1859 à 1866, Thoma se rend à Düsseldorf en mars 1867 où il rencontre Scholderer avec lequel il se lie d’amitié et partage un atelier à partir du mois de novembre. Lors de leur voyage à Paris en 1868, Thoma fait la connaissance de Fantin et Manet, il rencontre aussi Courbet dont les œuvres l’impressionnent beaucoup. De 1870 à 1873, il s’installe à Munich où il rencontre parmi d’autres Arnold Böcklin, Louis Eysen, Wilhelm Leibl, Victor Müller. Jusqu’en 1877, il voyage en Italie et réside successivement à Francfort-sur-le-Main, Munich, Schaffhausen. Il se fixe à Francfort-sur-le-Main en 1876 et épouse son élève Bonicella Berteneder en 1877. En 1899, il déménage à Karlsruhe pour devenir directeur de la Kunsthalle, poste qu’il conserve jusqu’en 1919. Sa manière, proche des préoccupations réalistes, se nourrit également des leçons de l’école de Düsseldorf en matière de paysage et ses sujets d’imagination doivent beaucoup à son admiration pour Arnold Böcklin et Richard Wagner. Il connaît rapidement le succès et son art qui met en valeur la campagne et la vie villageoise allemande devient progressivement l’incarnation d’un idéal national. tous deux la nature elle-même, cela vous ferait plaisir de voir leurs tableaux, un deux me rappelle bien les qualités de Courbet, l’autre n’est pas si naturel de première vue, mais plus fin, je me suis attaché à eux et c’est la seule chose qui ne me fait pas regretter trop d’être venu à Düsseldorf. J’ai eu aussi déjà bien de querelles et je suis connu déjà comme rageur, ce qu’on n’aime pas du tout ici et chacun se garde de dire son opinion, mais je ne peux pas autrement, dans le dernier temps, je me garde cependant plus de trop quereller parce que il y a tant de sots, que cela ne vaut pas la peine. Celui qui ne vend pas, n’est pas estimé ici et au contraire celui qui vend, peut faire ce qu’il veut. Il y en a qui copient quarante fois le même tableau, ne font que le même tableau pendant des années et personne ne trouve que ce sont des crétins, enfin ce n’est que de la commerce.

La distribution des médailles à Paris est vraiment un peu forte,Scholderer évoque probablement ici le fait que les médailles obtenues par les artistes dans le cadre de l’Exposition universelle les aient exemptés de jury au Salon annuel. je suis bien curieux ce que vous m’écrirez sur la grande exposition,Scholderer fait ici référence à l’Exposition universelle de 1867 qui se tint à Paris du 1er avril au 3 novembre et à laquelle Fantin ne participa pas. dites donc, on n’entend plus rien des grands artistes ! Comme Millet,L’Exposition universelle de 1867 consacre une véritable rétrospective à l’œuvre de Millet en présentant neuf de ses œuvres. Corot,Corot expose sept œuvres à l’Exposition universelle de 1867. Daubigny,Charles-François Daubigny (1817-1878). Paysagiste, proche de Corot. Il peint en plein air, un grand nombre de ses œuvres est consacré à des vues d’étangs, de fleuves et de rivières. Daubigny expose une œuvre à l’Exposition universelle de 1867. est-ce qu’ils n’y ont pas de tableau ? Et Courbet ?A l’Exposition universelle 1867, Courbet expose quatre tableaux. Il me semble que chaque jour le nombre des véritables artistes diminue ! Aussi il n’y a rien d’étonnant, avec la liberté politique aussi le grand art et ses porteurs s’en vont et les crétins triomphent sur l’artiste, comme dans la vie générale et vraiment on ne peut pas dire que la liberté chez vous comme aussi chez nous (surtout dans le dernier temps) a crû ! ! C’est un malheureux temps. Adieu mon cher Ami. Écrivez-moi bientôt.

Votre ami Otto Scholderer

<Apprenez vous des nouvelles des Ritter’s [sic]>