Perspectivia
Lettre1888_05
Date1888-12-04
Lieu de créationPutney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesDelacroix, Eugène
Rousseau, Henri
Jullien, Adolphe
Berlioz
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Scholderer, Viktor
Etty, William
Sickert, Oswald Adalbert
Scholderer, Emilie
Dubourg, Victoria
Edwards, Ruth
Blanche, Jacques Émile
Dubourg, Jean-Theodore
Dubourg, Charlotte
Dubourg, Hélène
Sickert, Walter
Lieux mentionnésLondres, National Gallery
Londres, Grosvenor Gallery, 51a New Bond Street
Œuvres mentionnéesF Vérité
F Symphonie fantastique - un bal
F Lélio  : La Harpe éolienne
F Harold en Italie  : Dans les montagnes
F Benvenuto Cellini  : Acte III. La Fonte du Persée
F Roméo et Juliette  : Confidence à la Nuit
F La Damnation de Faust
F L'enfance ance du Christ
F Béatrice et Bénédict
F La Prise de Troie  : acte III. Apparition d'Hector
F Les Troyens à Carthage
F Apothéose
F Danses
F Pieds-d'alouette
F Pois de senteur

Putney

4 Déc [18]88

Mon cher Fantin,

Je me sens plus coupable que jamais de ne pas vous avoir remercié de toutes vos bontés, de m’avoir envoyé tant de belles choses : les photographies d’après vos tableaux et celles d’après Delacroix, Rousseau, etc. et maintenant encore votre précieux cadeau du volume de Jullien sur Berlioz avec vos lithographies admirables.L’ouvrage d’Adolphe Jullien, Hector Berlioz, sa vie et ses œuvres (Paris, 1888) était accompagné des lithographies de Fantin : Vérité, H.76 ; « Tuba mirum spargens sonum … », H.77 ; Symphonie fantastique : Un bal, H.78 ; Lelio : La harpe éolienne, H.79 ; Harold en Italie : Dans les montagnes, H.80 ; Benvenuto Cellini : Acte III. La Fonte du Persée, H.81 ; Roméo et Juliette : Confidence à la Nuit, H.82 ; La damnation de Faust, H.83 ; L’enfance du Christ : le repos de la Sainte Famille, H.85 ; Béatrice et Bénédict : Acte Ier. Nocturne, H 86 ; Prise de Troie : Acte III. Apparition d’Hector, H.87 ; Les Troyens à Carthage : Acte III. Duo d’amour, H.88 ; Apothéose, H.89. Et pourtant, on ne peut pas être plus reconnaissant que je le suis – intérieurement, quoique je connais que c’est une mauvaise excuse que je vous adresse. Cependant, quant à ma négligence de ne pas vous avoir écrit après l’arrivée de votre dernier cadeau, j’ai au moins une petite excuse, c’est que notre maison a été bouleversée dernièrement par un accident assez grave, il y avait une explosion de Gas et par conséquent une incendie, c’est à dire le feu a pris à notre chambre dont il y a une entrée par le jardin. En descendant le matin, j’avais remarqué une odeur forte de Gas, et après avoir ouvert les portes vers le jardin et les fenêtres pour une grande heure, je croyais que je n’avais pas à craindre d’entrer avec de la lumière. Alors l’explosion a eu lieu, tout le plafond était en flamme et un instant après, les rideaux et les rouleaux de même. Heureusement, je n’ai pas perdu ma présence d’esprit et j’ai arraché les rideaux pour les jeter dans le jardin, ce qui a empêché que le feu se fût répandu dans la maison. Mais vous pouvez vous imaginer ma terreur. Ma femme et Victor n’avaient pas encore achevé leur toilette c’était avant 8 heures du matin. Maintenant nous sommes calmés, mais ma femme en a été bien saisie. J’ai à regretter qu’un beau tableau de Etty a beaucoup souffert du feu et un paysage, souvenir de Sickert, trois de mes tableaux ont été brûlés à part, mais cela ne me fait pas beaucoup de chagrin. Nous avons été dédommagés par la société des assurances contre le feu, mais elle ne me paie pas la perte de ces tableaux. J’avais à faire beaucoup pendant les derniers jours avec tout cela, et c’est la raison que je ne vous écris qu’aujourd’hui.

L’été quand j’ai reçu votre envoi des photographies, j’ai été bien faible et mélancolique, je n’étais pas malade, mais jamais de ma vie je me sentais si fatigué et sans courage et pas d’argent, je commençai à désespérer de la vie. Après avoir passé quelques semaines au bord de la mer, ma force est revenue un peu, mais je sens désormais que j’ai agi beaucoup depuis ce temps, je pensais sérieusement à quitter l’Angleterre et me retirer dans un petit village en Allemagne, pour le moment j’ai abandonné cette idée. Mais il me semble que le temps va venir. J’ai travaillé pas mal, mais les portraits sont rudes à faire et très mal payés ; c’est-à-dire si la vie ici ne serait pas si cher, je pourrais bien vivre avec ce que je gagne. Je peux dire que je tâche toujours de faire mieux, et je crois que je peins mieux, mais les distractions que les nécessités de la vie emmènent sont quelquefois trop lourdes. Enfin c’est la lamentation continuelle d’un peintre !

Quand votre volume est arrivé, j’étais sur le point de vous envoyer une étude de Etty que j’ai trouvée ici, il y a quelque temps et que je ne doute pas, vous plaira, elle n’est pas achevée, mais il y a des parts qui sont joliment bien comme vous verrez, je vous l’enverrai cette semaine et je vous prie de l’accepter comme un signe de ma reconnaissance pour toute votre bonté, et de ma vieille amitié, malheureusement je ne peux pas vous donner une de mes peintures qui vaudrait cette peinture d’Etty. Je vous envoie quelques photogr. d’après quelques de mes derniers tableaux, et des photographies [de] nos portraits, aussi celle de ma mère, que j’ai toute fait moi-même. La dernière est admirable, jamais je n’ai vu une meilleure et vous pouvez vous imaginer comme j’en suis content.

Nous avons appris, avec bien du regret, que Madame a été malade pendant que vous étiez encore à la campagne, mais aussi qu’elle est mieux depuis votre retour à Paris et nous espérons qu’elle soit bientôt rétablie. Ma femme aussi a été bien faible et souffrante, par intervalles, Victor a fleuri bien au bord de la mer et est en assez bonne santé maintenant. Moi j’ai repris courage un peu, j’espère que cela va durer quelque temps.

Quant aux affaires d’art ici, Mme Edwards vous aura probablement mis au courant, l’exposition des pastels est une nouveauté,Scholderer fait référence à la 1st Pastel Exhibition organisée en 1888 par la Grosvenor Gallery. j’ai admiré énormément votre tableau de la danse,Fantin-Latour, Danses, F.1433. je l’avais déjà admiré dans la photogr. Je ne veux pas parler des autres choses de cette exposition, j’ai été furieux quand je retournai de la « private view ». Pourriez-vous croire qu’on admire ici les choses de Blanche !Jacques-Émile Blanche (1861-1942), peintre français, portraitiste, écrivain. Il fut l’élève d’Henri Gervex. Dans les années 1880, il séjourne fréquemment à Londres où il travaille avec Whistler et Sickert. Pourtant cela m’a fait du bien après, car je suis revenu en me promettant de ne plus regarder toutes ces choses modernes, et de tâcher de faire toujours mieux, et revenir plus que jamais aux vieilles traditions, je comprends bien ce que vous m’avez écrit il y a quelque temps et suis certain que l’art moderne ou plutôt l’art de notre temps sera la fin de notre art, et les Caffres et les Hottentot[e]s concureront bien avec nous en cinquante ans.Terme péjoratif pour désigner des populations non civilisées.

Dans le volume de Berlioz, j’admire le plus le Bal et Juliette, ce sont des dessins ravissants,Fantin-Latour, Symphonie fantastique : Un bal, H.78 ; Roméo et Juliette : Confidence à la Nuit, H.82. mais toutes sont belles, il me semble toujours que les derniers sont les plus belles. Je lirai le volume avec bien du plaisir, mais je connais bien peu la musique de Berlioz.

J’ai vu aussi vos derniers tableaux de fleurs chez Mme Edwards, les pieds d’alouettes m’enchantent le plus et les « sweet peas », je ne sais pas le nom français sont tout à fait belles, admirables !Fantin-Latour, Pieds-d’alouette, F.1334 ; Pois de senteur, F.1331. Vous avez bien travaillé encore à la campagne.

Moi je me suis amusé à peindre des esquisses au bord de la mer, nous avons été à Worthing, près de Brighton, j’en ai fait une quinzaine, il y en a qui sont assez bonnes. J’aurais bien voulu envoyer une à Madame, mais je crains qu’elle se moque de moi de lui offrir si peu de choses, j’avais toujours l’intention de lui envoyer une peinture, mais elles ne me plaisent pas assez, pourtant je sens que je ne dois pas attendre trop longtemps, car je commence à devenir vieux !

Victor apprend bien, il a de la facilité à apprendre les langues, il a lu un nombre de livres de toute espèce, se connaît bien dans l’histoire anglaise et sait l’allemand parfaitement bien, il a commencé le français et a fait déjà quelques progrès, maintenant il doit apprendre aussi le latin. Il aime à lire, mais cela ne l’empêche pas à s’amuser beaucoup, il est très gai comme depuis sa naissance, vous verrez dans sa photographie que son visage le montre bien. Est-ce que Madame a commencé à prendre de photographies ? J’en ai fait très peu, souvent j’en fais une des personnes dont je fais le portrait et chaque fois il me semble que cela m’enseigne quelque chose, je fais plus d’efforts quand je vois une belle photographie. J’espère que vous êtes bien installé chez vous maintenant, cela prend toujours quelque temps après avoir passé si long temps à la campagne. Voilà bien long temps que je n’ai été à Paris, et vous, est-ce qu’il n’y a plus l’espoir de vous voir ici à Londres ? La national Gallery a été mise en scène nouvellement et les tableaux se voient merveilleusement, je trouvé qu’elle est mieux arrangée que toute autre galerie, j’y vais aussi souvent que possible.Il est ici question du nouvel accrochage qui fait suite à l’extension de la National Gallery menée entre 1884 et 1887.

Je vous dis adieu, mon cher Fantin ne pensez pas trop mal de moi, et pardonnez-moi, comme vous l’avez fait si souvent. Si je ne vous écris pas, au moins je [suis] sûr que je pense plus souvent à vous que vous à moi. Et encore une fois, je vous remercie de toutes vos bontés. Bien des choses de nous trois à vous et Madame. Rappelez-nous au bon souvenir de la famille Dubourg, j’espère que tous vont bien

Votre ami

Otto Scholderer