Perspectivia

Mon tres cher Frere

Le terrible froid qu[’]il a fait ici m[’]a empechée d’avoir L’honneur de vous ecrire. Je puis me vanter plus que j’amais d’etre grand Capitaine car enverité j’ai fait une Campagne d’hiver. Ma Santé s’en est beaucoup ressantie, je suis encore fort eclopée. Le froid a été egal a cellui du grand Hiver. Le Rosne et la durance sont gellez[ en]. Avec cella le bois est si rare qu[’]il se paye au poid de L’or, Les Maisons de papier toutes pavées[,] est [et ]rien pour se chauffer que des Braziers qui donnent a la tête. qu[’]il semble qu’on est Yvre[.] Je vous assure[,] mon cher Frere[,] que je n’ai jamais souffert come ici. Je dors en pelice et malgré cella | je meurs de froid. Cett Jnconveniant a empeché le Duc de Richelieu de venir ici n’ayant pû passer la Riviere. Aujourd[’]hui il Comence a degêller[,] ce qui me fait esperer que je suis a la fin de mes traveaux et que L’hiver tire a sa fin. Pardonez[,] mon tres cher Frere[,] si je vous entretiens de ces minuties; peut on pretandre mieux d’un cerveaux gêllé. On m[’]a conté aujourd[’]hui un bon mot du Marq[uis]: des Essars. agonisant [da]. Jl avoit aupres de lui deux Medecins qui chaqu’uns lui tatoit le pouls. Jl dit: Je meurs come notre Seigneur, il expira entre deux Fripons[,] et moi je meurs entre [entre deux Anes ]deux Anes. Jl est bien heureux de pouvoir plaisanter [plaise… ]ainssi dans un quart d’heure aussi Crittique. Je doute que Voltaire en fasse autant. Jl s’est retiré a Geneve pour ce mettre a L’Abri de la Pucelle. Elle lui deviendra | aussi fatale qu[’]elle le fut jadis aux Anglois et pouroit bien endurer le meme sort qu[’]elle a deja eue. J’ai vu hier deux Ecossois[,] gardes du P[rince] Edouard. Leur Habillement est fort Singullier. Milord Dumbar pretend que c’etoit cellui des Anciens Romains, et je le crois aussi. Ce sont des gens de fer, qui ne se nourissent que d’un peu de farine melleé avec de l’eau et qui soutienent les Jntemperies de L’air sans en etre Jncomodé. Jls se Baignent tous les jours dans le Rôsne et y trouvent du Delice lors qu[’]il est bien gêlé. Milord m[’]a juré qu[’]il ne scait ou est le Prince[.]Bien des gens soupconent qu[’]il est en Angleterre[.] Je verai demain M[onsieu]r Staffort qui a été son sous gouverneur et un autre Ecossois qui l[’]a accompagné dans son expedition d’Ecosse. J’ai fait | aussi conoissance avec un certain M[onsieu]r de Robert qui a fait les derniers campagnes avec Charle 12[,] il est neveu du Fameux Folard[;] on [et][? ]l’estime beaucoup ici s’etant [etan ]fort Distingué au Service de France. Jl a été presant a la mort de Charle 12 etant allors Cap[itaine]: d’Jngenieur. Selon qu[’]il conte le fait il est tout differand qu’on ne l[’]a detaillé[.] Je l’ai prié de me donner le plan de l[’]attaque pour pouvoir vous l’envoyer, j’aurai cett honneur des qu[’]il l’aura achevé. Ce pauvre home a l’air d’un Squelette embulant etant criblé de coups et d’une Santé si [f… ]foible qu[’]il a été obligé de quiter le Service. Je me suis fort enquis aupres de lui des Plans et ecris de Son Oncle[,] mais il n’en a point le Marechal [Mareh… ]de Belisle ayant | tout Herité. Vous voyez[,] mon tres cher Frere[,]que je ne neglige auccune occasion de pouvoir vous montrer combien je pensse a vous. Vous [et ]etes toujours mon mobile et je ne me conterois au nombre des heureux que lorsque je pourai vous assurer de vive voix de la Tendresse et du profond respect avec lequel je serai a jamais[,]

Mon tres cher Frere[,]
Votre tres humble[,] obeïssante Soeur et Servante
Wilhelmine

Avignon[,] le 12 de Janv[ier]: 1755