Perspectivia
Lettre1876_07
Date1876-06-11
Lieu de créationPutney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesScholderer, Luise Philippine Conradine
Lhermitte, Léon
Legros, Alphonse
Edwards, Edwin
Edwards, Ruth
Esch, Mlle
Dubourg, Victoria
Dubourg, Hélène
Dubourg, Jean-Theodore
Manet, Edouard
Maître, Edmond
Lieux mentionnésParis, Exposition Manet, avenue Montaigne
Londres, Royal Academy of Arts
Paris
Paris, Musée du Louvre
Londres, Dudley Gallery
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesF L'anniversiversaire
F Fleurs (bouquet de dahlias)

Putney

11 Juin [18]76

Mon cher Fantin

Merci bien de votre bonne lettre. Cette fois elle m’a fait le plus grand plaisir, puisque vous me dites que vous pensez enfin à vous marier, et vous pouvez croire qu’aussi ma femme a eu le plus grand plaisir à apprendre cette nouvelle. Je trouve que vous avez très bien fait de prendre cette demeure près de votre atelier ou plutôt dans la même maison, ce sera vraiment alors la plus belle réalité unie au romantique, l’escalier de votre ancien atelier ouvert pour une nouvelle vie, je me figure cela si joli et je suis déjà dans la nouvelle demeure quoique, je ne puis me rappeler cet escalier caché, mais je me suis fait déjà toute une image de votre future demeure et vie …

Je voudrais bien venir vous voir, moi aussi j’aurais tant à vous dire et désire de vous parler de tant de choses. Mais je suis bien attaché à Londres pour ces trois mois à venir, pourtant je serais capable de venir pour votre mariage, quand ce sera décidé.

Mes portraits m’ennuient beaucoup, il y a tant d’interruption, c’est toujours comme cela et je crains que cela m’occupera jusqu’à la fin de l’année.

Je trouve que vous prenez un peu trop au sérieux ce que j’ai dit de votre succès, j’ai parlé plutôt de votre succès matériel, quant à l’autre je trouve que cela peut nous faire bien peu d’impressions, et si votre tableau est mal placé cela prouve qu’il y a des imbéciles qui l’ont mis là,Fantin expose L’anniversaire, F.772 qui est très mal placé au Salon, beaucoup trop haut pour qu’on puisse bien le voir. En revanche, la nature morte (Fleurs, Bouquet de dahlias, F.766), à laquelle Fantin attache beaucoup moins d’importance, reçoit les faveurs de la cimaise. je trouve vraiment qu’il y a peu de sentiment artistique en ce moment à Paris, il me semble qu’il n’y a pas deux qui ont la même idée, le même but et cela se divise en petites truques et finesses qu’on a peine à comprendre, cependant il me semble c’est comme cela partout, je l’ai vu hier à l’Exposition du « black and white »,Entre 1872 et 1881, la Dudley Gallery de Londres organise une série d’expositions en « Black and White » qui présentent des dessins et des estampes. D’abord organisées tous les deux ans, les expositions recueillent un tel succès qu’elles deviennent annuelles dès 1874. Elles serviront de modèle aux expositions internationales de noir et blanc organisées à Glasgow (1880, 1881, 1882 et 1889), et à Vienne (1883). Elles vont particulièrement contribuer à la renaissance de l’eau-forte et à l’autonomie croissante du dessin de presse. il y a un mélange d’imitations, les Anglais imitent les Français et s’imitent en eux mêmes, aucun signe d’originalité ou de volonté. L’hermitte y a de jolis dessins et Legros avec ces anciennes choses, il y en a quelques nouvelles, c’est le plus important, aussi personne n’aime l’un l’autre, il n’y a pas d’amitiés entre les artistes et je crois que c’est aussi un signe qu’il n’y a pas d’idées dans l’art.

Je voudrais voir votre tableau,Fantin-Latour, L’anniversaire, F.772. vous me paraissez trop sévère en ce moment à le juger, est-ce que vous avez l’intention d’y travailler encore ? Je suis tout à fait de votre opinion, il faut devenir de jour en jour plus personnel et s’isoler, moi aussi j’ai ce sentiment, du reste à notre âge nous n’avons qu’à faire cela. Le temps est bien mauvais pour vendre de la peinture, aussi quoiqu’on a assez parlé de mes portraits, même dans le public, je n’ai pas de nouvelles commandes, mais pourtant j’espère que cela viendra peu à peu, au moins je peux être sûr d’être accepté à l’académie, et j’aurai deux portraits l’année prochaine dont les personnes qui y sont représentées m’assureront probablement une assez bonne place. Car c’est important, vous ne savez pas comme on est ridicule ici, quand vous n’êtes pas bien placé le public est sûr que le tableau n’a pas de mérite, il faut avoir bien de la patience pour avoir un peu de succès.

Madame Edwards se donne toujours beaucoup de mal à attirer des acheteurs, il me semble cependant qu’elle n’est pas trop capable, qu’elle ne comprend pas d’attirer les gens, elle veut trop les forcer à acheter et les Anglais, du reste tous les acheteurs, n’aiment pas cela ; cependant, j’en suis sûr que les affaires iront mieux en quelque temps ; les démêlés dans la politique ont eu naturellement une mauvaise influence dans les affaires, cela va revenir, on croit que le printemps prochain sera plus favorable pour nous.En 1875-1876, une crise éclate dans les Balkans, lorsque la Bosnie-Herzégovine, puis la Bulgarie, se soulèvent contre la domination turque, conduisant à la terrible répression par la milice turque. Les Russes et les Autrichiens convoitaient ces territoires et attendaient l’effondrement de l’empire turc, tandis que l’Angleterre était particulièrement sensible à ces questions, puisqu’elle s’était assuré une mainmise sur l’économie de l’empire afin de freiner l’expansionnisme russe.

Edwards est malade depuis quelque temps, sa femme dit qu’il a été fou pour un ou deux jours, vous le connaissez un peu comme cela ; maintenant il est mieux.

Nous voyons plus souvent maintenant Mlle Esch puisqu’elle est à Londres, et nous parlons toujours beaucoup de vous et de Paris quand elle est chez nous, elle se porte bien et nous trouvons que sa santé est bien mieux qu’elle n’était l’année passée.

Ma femme tout en souffrant beaucoup des maux que son état amène, se porte assez bien, je crois que nous devons être content ; c’est toujours très dur pour une femme, mais j’espère que tout ira bien.Mme Scholderer est enceinte. Elle perdra son enfant à la naissance.

Dites bien des choses de notre part à Mlle Dubourg, nous espérons qu’elle se porte bien, et n’oubliez pas nos compliments à Madame et Monsieur. Écrivez-moi bientôt je vous prie et parlez-moi de ce que vous faites en ce moment, travaillez-vous toujours au Louvre ? Comme je voudrais y passer quelques semaines avec vous et nous rappeler bien encore le passé devant les vieux maîtres !

Est-ce qu’il a de nouvelles choses à l’Exposition de Manet, est-ce bien ?Le jury du Salon de 1876 a refusé à l’unanimité deux œuvres de Manet : L’artiste (RW.244, 1875, huile sur toile, 191 x 135 cm, São Paulo, Museu de Arte), un portrait du graveur Desboutin peint dans son atelier, et Le linge (RW.237, 1875, huile sur toile, 145 x 115 cm, Merion, Barnes Foundation). Manet décide alors de montrer ses toiles refusées dans son atelier 4 rue de Saint-Pétersbourg (au mur duquel sont aussi accrochés l’Olympia, Le balcon, Argenteuil, les Courses à Longchamp). Son geste de protestation fait beaucoup de bruit et le public se rend nombreux entre le 15 avril et le 1er mai pour voir les toiles bannies du Salon. N’oubliez pas de le saluer de ma part aussi Maître, est-ce qu’il se porte bien ? Adieu et écrivez bientôt. Ma femme vous fait dire bien des choses.

Votre ami

Otto Scholderer