Lettre | 1874_05 |
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Date | 1874-06-26 |
Lieu de création | 8 Clarendon Road Putney |
Auteur | Scholderer, Otto |
Destinataire | Fantin-Latour, Henri |
Personnes mentionnées | Edwards, Edwin Scholderer, Luise Philippine Conradine Legros, Alphonse Whistler, James Abbott MacNeill Lhermitte, Léon Vélasquez, Diego Cazin, Jean-Charles Ingres, Jean-Auguste-Dominique Dubourg, Victoria |
Lieux mentionnés | Paris, galerie Corps législatif Londres, Royal Academy of Arts Londres Paris Paris, Salon Londres, Flemish Gallery |
Œuvres mentionnées | F Pivoines blanche boules de neige |
Cette fois, je ne veux pas tarder à vous remercier de votre bonne lettre et à vous répondre. J’ai pu cependant, depuis ce temps, causer de vous avec Lhermitte,Léon Augustin Lhermitte (1844-1925), peintre et graveur français. En 1863, il suit les cours de Lecoq de Boisbaudran à la Petite École de dessin de la rue de l’École-de-Médecine comme l’avaient fait notamment Fantin et Legros avant lui ; il y rencontre Jean-Charles Cazin dont il restera très proche toute sa vie. Il débute au Salon de 1864 avec des fusains. En 1869 et en 1871, il se rend à Londres où il fréquente Legros qui le recommande pour ses gravures à Durand-Ruel. A partir de 1880 vient la consécration lorsque Lhermitte adresse au Salon des œuvres de grand format d’inspiration naturaliste comme Le cabaret (1881), La paye des moissonneurs (1882) et La moisson (1883). ce qui m’a rapproché intérieurement de vous, mais après, m’a fait sentir de nouveau combien de temps s’est passé depuis que nous ne nous sommes vus. J’avais grand envie ce printemps d’aller à Paris, et je l’aurais fait sûrement, si l’argent ne m’avait pas manqué, alors je dois avoir encore de la patience, peut-être ce sera pour l’année prochaine. J’ai bien pu sentir avec vous le chagrin que l’état de votre pauvre père vous a causé ; mais je comprends aussi que peu à peu on est forcé de s’y habituer, je suis bien content à vous voir reprendre votre travail, car tout cela ces idées devaient être insupportables pour vous.
J’ai vu de bien belles natures mortes chez Edwards de vous, je n’y ai rien à souhaiter, elles m’ont plu toutes, et comme sujet les pensées le plus, aussi les pivoines blanches sont admirables.Fantin-Latour, Fleurs (Pivoines blanches et un peu de boules de neige sur fond sombre), F.712. Je crois que je comprends votre peinture encore mieux qu’autrefois, au moins je l’apprécie encore plus qu’autrefois, comme je désirerais causer avec vous ! Ici il n’y a presque personne avec laquelle je pouvais parler franchement, vraiment je peux dire personne. Ma femme exceptée cependant à laquelle je tiens quelquefois de longs discours et elle me donne toujours raison, je suis gâté un peu et c’est pourquoi peut-être les oppositions me sont plus sensibles.
Vous aurez sans doute su ce qu’il y a de nouveau à Londres, je ne peux pas vous parler de la Royal Academy, que j’ai vue une seule fois, parcourue très vite, je n’ai pas trouvé de tableaux bien intéressants. Lhermitte vous a sans doute parlé du tableau de Legros, le Chaudronnier qui m’a plu beaucoup, c’est tout à fait Legros, comme vous le connaissez dans ses meilleures choses.Legros, Le chaudronnier ou le rétameur de campagne, 1874, huile sur toile, 116 x 139 cm, Londres, The Trustees of the Victoria and Albert Museum.
Maintenant l’exposition de Whistler,En 1874, Mr Whistler Exhibition ouvre le 8 juin à Londres, à la Flemish Gallery, 48 Pall Mall. Whistler montre à cette occasion 13 huiles, 50 eaux-fortes et pointes sèches, 36 dessins et un paravent peint. c’est plus grave, cela m’a fait une grande impression, et je trouve que je ne l’ai pas bien jugé en venant à Londres et en voyant ses choses pour la première fois. Cette fois cela m’a paru extrêmement fort ou plutôt fin, surtout un tableau d’une petite fille,Whistler, Harmonie en gris et vert – Miss Cicely Alexander, 1872-1874, huile sur toile, 190,2 x 97,8 cm, Londres, Tate Britain. un peu comme Vélasquez, mais d’une finesse en chaque rapport sans pareille et en même temps bien simple, délicate comme forme et comme couleur. Vous devez à peu près connaître les sujets, Cazin vous a vu sans doute et vous en aura parlé. Il y a une cinquantaine d’eaux-fortes, et il y en a de magnifiques, surtout celles qu’il a faites plus tard. J’ai vu avec plaisir qu’il revient un peu à ses portraits, car pendant quelque temps, on n’a vu que des marines ou plutôt des harmonies en différentes couleurs qui, quoiqu’elles fussent très fines ne sont pas assez complètes pour montrer tout son talent. Il ne m’est pas possible de m’expliquer plus, il faut voir les tableaux. Whistler a été bien touché de mon intérêt pour son art et m’a chargé de vous dire, que ses tableaux m’avaient plu. Il paraît très inquiet que vous ne vouliez pas comprendre ce qu’il fait, n’est-ce pas c’est bien lui. Mais moi aussi je souhaiterais que vous les voyiez, cela vous ferait peut-être une autre impression à voir tous les tableaux ensemble. Ce qui me plaît et ce que je n’ai pas senti autrefois dans ses tableaux, c’est l’intention qu’il a en faisant chacun de ses tableaux et une intention sérieuse et artistique, mais comme j’ai dit, c’est difficile pour moi de m’expliquer.
Aujourd’hui, j’ai vu Cazin qui m’apporte de bonnes nouvelles de vous, que vous vous portez bien et que vous êtes devenu bien gros et gras, ce qui m’a fait bien plaisir. Maintenant il ne vous faut rien que d’être marié, j’ai cru que vous alliez suivre plus tôt l’exemple que je vous ai donné et que il me semble vous avez approuvé. Je vous ai donné aussi la preuve qu’on peut être heureux sans avoir trop d’argent, et encore vous gagnez maintenant bien quatre fois plus ce que je dépense ici à Londres pour vivre.
Vous voyez, vous n’avez rien à me contredire, mais s’il vous faut quelque éclaircissement encore, alors venez ici et soyez sûr que vous retourneriez à Paris avec les meilleurs projets et que vous feriez bientôt comme moi.
Cazin m’a parlé aussi de l’Exposition au Corps législatif,La grande galerie du Corps législatif (aujourd’hui Palais-Bourbon) est alors utilisée pour faire des expositions de peinture. Le 23 avril 1874 commence une exposition de peintures au profit de la colonisation de l’Algérie par les Alsaciens et Lorrains. Voir lettre 1874_04. je regrette bien de ne pas pouvoir voir les tabl. d’Ingres, j’ai vu si peu de lui, presque rien que les tableaux du Luxembourg. Cazin m’a dit qu’il y a vu Mademoiselle Dubourg qui a demandé de mes nouvelles. N’oubliez pas de la remercier de ma part et de lui donner aussi les compliments de ma femme. J’ai appris avec grand plaisir qu’elle a eu tant de succès au Salon et qu’elle se porte bien, est-ce qu’on ne verra pas de ses tableaux ici à Londres. Vous voilà déjà une élève qui paraît dépasser bientôt son maître et vous ne voulez pas vous marier !
Je dois terminer ma lettre, quant à ma peinture j’ai peu de choses à dire, je fais en ce moment de petites choses, une petite fille tenant du gibier dans une corbeille ; une étude d’après ma femme, des choses plutôt faites ou choisies pour les vendre.L’étude d’après Louise Scholderer et la petite fille tenant du gibier dans une corbeille ne sont pas précisément identifiées par Jutta Bagdahn, elles sont seulement mentionnées. Voir Jutta Bagdahn, Otto Franz Scholderer 1834-1902. Monographie und Werkverzeichnis, thèse de doctorat inédite, Fribourg-en-Brisgau, 2002, p. 61 ; Jutta Bagdahn, « Otto Scholderer – Daten zu Leben und Werk », dans Scholderer, cat. exp. 2002, p. 61-80, p. 67. A l’automne, je retournerai de cultiver la terre dure de la nature morte.
Adieu, écrivez, je vous prie, bientôt, j’espère bien que l’état de votre père de vous donne pas trop de soucis je le plains bien !