Perspectivia
Lettre1874_01
Date1874-01-09
Lieu de créationLondon Greek - st. Soho Square
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesDubourg, Victoria
Deschamps, Charles W.
Schreyer, Adolphe
Manet, Edouard
Durand-Ruel, Paul
Edwards, Edwin
McLean, Thomas
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Thoma, Hans
Scholderer, Emil
Cazin, Jean-Charles
Whistler, James Abbott MacNeill
Fantin-Latour, Jean-Théodore
Maître, Edmond
Cazin, Marie
Lieux mentionnésLondres
Paris
Francfort-sur-le-Main
Londres, Dudley Gallery
Paris, Salon
Londres, 7th exhibition de la Society of French Artists
Kronberg im Taunus
Œuvres mentionnéesF Nature morte  : coin de table
F Portrait de Victoria Dubourg
F Nature morte (pieds-d'alouette dans un vase, roses trémières et glaïeuls sur la table)
S Hof eines Bauernhauses in Kronberg (cours d'une maison paysanne à Kronberg)

London Greek – st. Soho Square

9 janvier 1874

Mon cher Fantin,

Vous voyez que je suis toujours le même, il m’est si difficile à écrire, surtout à vous à qui je voudrais tout dire et raconter, et ce sentiment m’empêche toujours à prendre la plume à la main. Je relis en ce moment votre dernière lettre à qui je n’ai pas répondu et vraiment je me sens très honteux, la date est du 22 juin de l’année passée. Depuis ce temps combien j’ai pensé à vous et surtout quand je travaillais.

Je ne vous ai pas dit combien vos derniers tableaux, la grande nature morte et le portrait de Mademoiselle Dubourg,Fantin-Latour, Nature morte : coin de table, F.671 et Portrait de Victoria Dubourg, F.647. m’ont plu, surtout le dernier que je crois être la peinture la plus réussie que vous ayez faite, c’est vraiment un portrait touchant et tout ce que je peux en dire, c’est que j’ai oublié la peinture en regardant et n’ai vu que la personne, ce qui ne m’arrive pas souvent. La grande nature morte est magnifique, je l’ai souvent regardée et la regarde encore souvent chez Deschamps, surtout les fleurs sur la nappe et l’une aboutissant aux citrons sont éclatantes, c’est une très belle idée et des contrastes toutes neuves. Un petit tableau que j’ai vu dernièrement chez Deschamps, des roses avec un verre et des fruits m’a plu énormément,Fantin-Latour, Nature morte, F.636. je ne sais pas comment vous voulez faire mieux encore, moi je trouve que la peinture devient de jour en jour plus difficile, je ne comprends pas comment vous pouvez tant travailler et achever tant de choses, je n’aurais jamais la force pour cela, je travaille toujours très lentement et j’ai besoin de beaucoup de repos après avoir fini une nature morte. Je voudrais bien avoir votre opinion sur ce que je fais maintenant ! Vous savez que nous avons passé l’été et l’automne en Allemagne et même une partie de l’hiver. Je n’y ai pas beaucoup travaillé, quelques tableaux commencés, rien d’achevé, et voilà que le temps pour les Expositions recommence déjà. Nous nous sommes flattés de retourner à Londres par Paris, mais je n’avais pas d’argent, j’ai très peu vendu dans le dernier temps. Je quitte ma demeure ici en quelque temps pour vivre plus loin de Londres, à la campagneEn février 1874, Scholderer déménage dans une maison à l’extérieur de Londres : 8 Clarendon Road à Putney. et c’est surtout la perte de temps que causent les brouillards à Londres dans l’hiver qui m’ont entraîné à faire ce pas, aussi nous le faisons tous les deux à cause de notre santé qui a besoin de l’air de la campagne. J’espère pouvoir plus travailler, plus produire et avec cela racheter les désavantages que j’aurais peut-être à vivre trop loin de la ville. Je voudrais bien avoir un tableau pour le Salon à Paris, peut-être j’y enverrai un, croyez-vous, que mon nom ne sera pas un obstacle et peut-être que je serai refusé ? Je vous avoue que j’ai peu de croyance à l’impartialité d’un jury français en ce moment.

De l’Allemagne, il y a très peu à raconter, je n’ai rien vu de nouveau comme peinture, chacun y imite l’autre. J’ai passé quelques mois à l’endroit où j’ai fait la cour que vous avez de moi à Cronberg,Scholderer, Hof eines Bauernhauses in Kronberg, B.21. l’endroit est charmant, malheureusement Schreyer y a pris son domicile en compagnie d’une douzaine de peintres admirateurs. On gagne de l’argent en Allemagne avec la peinture, et on s’y croit à la hauteur de l’art, et l’art français est méprisé, mais je crois que tout cela ne durera pas longtemps.

J’ai vu à la Dudley Galery le bon Bock de ManetManet, Le bon bock (RW.186, 1873, huile sur toile, H. 94,6, L. 83,3, Philadelphie, Museum of Art), exposé à la Eighth Winter Exhibition of Cabinet Pictures à la Dudley Gallery. et il m’a beaucoup plu, cependant ce n’est pas autre chose que sa peinture que je connais, un autre tableau une dame avec un enfant à la grille près du chemin de fer m’a plu encore plus, c’est frais et joli, l’enfant est superbe.Manet, Le chemin de fer, RW.207, 1873, huile sur toile, H.1,15, L. 0,933, Washington, National Gallery of Art. Deschamps lui avait donné une mauvaise place à son exposition, mais je l’entraîne à lui donner maintenant une très bonne. L’exposition Durand Ruel n’est pas belle cette fois,Seventh Exhibition de la Society of French Artists chez Deschamps. et c’est dommage que vous y ayez si peu de tableaux, à la première Exposition vos tableaux les fleurs et les fruits avaient beaucoup contribué à lui donner un grand charme, je voudrais bien vous voir mieux représenté à l’exposition future, et je crois, en même temps, que c’est vraiment là l’endroit pour exposer vos natures mortes puisque le public vous a connu par cette exposition, et ira toujours pour vous y trouver. Edwards m’a dit que vous étiez en train de faire des fleurs pour Mc. Lean. Je ne veux pas vous entraîner à faire une chose ou l’autre, mais je crois que Mc. Lean ne vous apportera pas tant d’avantage que Durand Ruel à Londres, il est possible que Mc Lean gagne plus d’argent que l’autre, sans doute son exposition n’est pas aussi bonne.

Comme nous souhaitions aller vous voir à Paris, comme j’aurais désiré à vous présenter ma femme, mais il faut que je sois content de pouvoir vivre ici, je vis toujours dans l’espoir de vous voir ici et Edwards m’a donné encore un peu d’espoir dans le dernier temps. J’ai vu Thoma à Francfort, ce qui m’a fait bien plaisir, il a bien changé dans sa peinture, elle est devenue très claire et il aime à faire surtout des effets de décors par exemple, des amourettes dans le ciel dans les nuages, en bas on voit les glaciers, et le devant est rempli par un aigle foncé brun qui s’enfuit, les ailes étendues vers le spectateur, je n’ai vu que la photographie de ce tableau et Thoma m’a dit qu’un coquillage, très clair et très vif de couleurs, avec le point sombre qu’il a souvent à revers, lui a donné l’idée pour le tableau, je trouve l’idée très ingénieuse.Les Amours auxquels renvoie Scholderer font penser à celles que l’on trouve dans Engelwolke (Le nuage des anges), 1875, huile sur toile, H.0,63, L.0,93, autrefois Munich, coll. Friedrich von Schön et que Thoma traite dans de nombreuses compositions. Il est en chemin pour l’Italie maintenant.

J’ai trouvé notre famille bien portante, ma mère toujours encore très forte, ma sœur est tranquille et résignée, son petit garçon est très aimable et paraît avoir de l’esprit. Mon frère aînéEmil Scholderer (1831-1909), docteur en philosophie. a trois charmants enfants, il travaille beaucoup, sa position est toujours la même.

Je n’ai pas encore vu Cazin depuis que je suis de retour, je crois qu’il n’a pas trop de succès avec sa poterie, sa femmeMarie Cazin, née Guillet (1844-1924) est peintre de nature morte. Elle est élève de Rosa Bonheur. Elle accompagne son mari dans l’aventure de la céramique. a exposé quelques jolis petits paysages, mais on croit que c’est lui qu’il les a faits.

Vous aurez appris que Whistler a été dangereusement malade,Whistler a été alité cinq semaines à l’automne 1873. je me propose toujours d’aller le voir, mais je ne le fais pas. Je n’espère pas que vous allez vous venger de mon long silence et que vous m’écriviez bientôt quelques mots, comment vous allez surtout, et ce que vous faites, ce que vous allez faire pour le Salon si vous avez déjà commencé. Quant à la toile que vous voulez me donner, j’aime mieux attendre jusqu’au jour quand je vous reverrai et surtout de prendre ce que vous aurez choisi pour moi, mais je désire bien d’avoir encore une fleur de vous. Adieu, rappelez-moi au souvenir de M. votre père, j’espère qu’il va bien. Saluez aussi Mademoiselle Dubourg de ma part, est[-ce] qu’elle a toujours été à Paris. Vous ne m’avez pas écrit si elle a exposé au Salon dernier et ce qu’elle fait. Bien des choses à Manet aussi et sa famille, et à Maître, que vous voyez sans doute souvent. Ma femme vous envoie ses meilleurs compliments, aussi elle a toujours l’espoir de vous voir un jour ici. Votre ami

Otto Scholderer