Je vous demande bien pardon de n’avoir pas répondu immédiatement à votre aimable lettre, je vous en remercie de tout mon cœur, elle m’a fait le plus grand plaisir et j’avais l’intention de vous écrire de suite ! Mais vous savez que c’est bien difficile quelquefois. J’étais en ce temps dans un petit village près de Gotha, éloigné à peu près 50 lieues de Francfort, mon frèreProbablement son frère Emil (1831-1909). Voir lettre 1862_02. m’y avait envoyé votre lettre. D’abord, c’est principalement le plaisir de recevoir après si longtemps une lettre de vous, je savais bien que vous ne m’aviez pas oublié, cependant comme je sais que vous croyez aussi cela de moi, j’ai toujours le plus vif souvenir de vous et je pense bien souvent à vous et outre cela vos peintures me le rappellent chaque jour. J’ai oublié cependant bien des choses qui se sont passées dans le temps où j’étais à Paris et surtout mon français comme vous voyez. Et quant à la peinture, j’ai toujours cru quoique nous étions éloignés l’un de l’autre le rapport à elle serait toujours le même et quand votre lettre m’a montré cela de nouveau, vous pouvez croire que cela m’a fait bien plaisir.
Votre succès au Salon m’a fait plaisir comme si je l’avais eu moi-même, comme je désire voir votre tableau !Au Salon de 1863, Fantin propose trois œuvres : la Lecture, portrait de Marie Fantin-Latour, F.215 ; un autoportrait, Portrait de Fantin, F.189 ; Féerie, F.214. Seule la Lecture, dont il est ici question, y est admise. Il expose les deux autres au Salon des refusés. Vous auriez dû m’expliquer un peu plus le sujet et la peinture et la composition et j’aurais eu bien plaisir de lire dans les journaux ce qu’on en a dit ; si vous voudriez me raconter un peu plus là-dessus ou envoyer un journal, je serais bien heureux plutôt m’indiquer le numéro et le titre du journal, car nous les avons à peu près tous ici à Francfort. Ce que vous dites du tableau de MüllerMüller, Waldnymphe (Nymphe des forêts), L.42, 1862, huile sur toile, 277,3 x 228,5 cm, Francfort-sur-le-Main, Städtische Galerie im Städelschen Kunstinstitut. Le tableau ne sera exposé à Paris qu’en 1864, Fantin a donc dû faire un commentaire du sujet ou a peut-être exprimé son point de vue à partir d’une reproduction de l’œuvre. nous a bien flattés, je dis nous car Müller et moi nous sommes inséparables dans les principes de notre art ; Müller surtout a éprouvé un grand plaisir et les termes en lesquels vous avez parlé de son tableau lui a été une grande satisfaction. J’aime bien le tableau de Müller, cependant il n’est pas du tout à comparer avec quelques autres qu’il a faits ; quoique dans la nymphe, il y a pourtant très franchement déposé ce qu’il veut dans son art, son opinion. Mais il a fait quelques petits tableaux qui sont beaucoup meilleurs que ce tableau.
Müller, Burnitz et moi, nous formons la nouvelle école à Francfort dont malheureusement les autres n’ont pas la moindre idée ; cependant comme vous dites dans votre lettre nous le disons bien souvent : notre temps enfin va venir aussi, nous en sommes persuadés, il faut dire cela très souvent à soi-même, n’est-ce pas, pour être en état de lutter continuellement, car notre temps n’est pas encore arrivé.
Il y a une chose que j’ai regrettée bien souvent depuis que j’ai quitté Paris, c’est que vous et moi sont séparés, je peux dire que Müller m’a été du plus grand avantage (pour mon art) je partage tout à fait ses opinions, c’est un homme d’un talent extraordinaire et surtout d’un esprit très grand, j’ai profité énormément de lui et je l’avoue, je ne sais pas si sans lui maintenant je serais arrivé au point où je suis maintenant. Mais pourtant Müller a une nature qui est bien différente de la mienne, et je n’ai jamais rencontré une qui a été plus semblable (c’est peut-être pas le mot) à la mienne que la vôtre et c’est pourquoi, je regretterai toujours d’avoir été obligé de passer ce long temps sans vous avoir parlé, mais j’espère qu’un jour je serai en état de pouvoir réparer le temps perdu. Je crois que le temps que j’ai passé à Paris sera le plus beau temps de ma vie. Combien j’aurais été heureux de voir l’exposition avec vous, mon cher ami, comme je me rappelle bien le temps où je l’ai vue avec vous.
Quant à moi, vous serez bien étonné si je vous dis que mon penchant de faire des natures mortes s’est développé tellement dans le dernier temps, que j’ai résolu de ne faire pas d’autres choses que ces sujets toute ma vie, c’est à dire de grandes natures mortes et de temps en temps avec des figures, qu’en dites-vous ? J’ai envoyé un grand tableau à Londres, j’ai cru que cela ferait peut-être quelques effets là, cependant le tableau, comme je viens d’apprendre, n’a pas été exposé, je n’en sais pas la raison.En 1863, Otto Scholderer envoie Stilleben mit totem Reh, B.34 à la Royal Academy qui le lui refuse. Je peux le dire, le tableau était très bien peint il y avait des choux, deux poissons, de la viande crue, un faisan et un chevreuil tout entier accroché à un clou avec les pieds au plafond, la tête posée sur une petit chaise, au fond quelques bouteilles brunes et vertes et un chaudron en cuivre (oh, Chardin ! il m’en a donné l’idée) ; le tableau est peint largement et franchement, avec un fond noir et la lumière bien claire, les poissons et le chevreuil étaient le meilleur. Puis, j’ai quelques petites natures mortes ; encore une étude de petites bouteilles comme celle de Mme Ritter, vous vous rappelez, puis une cruche et un grand morceau de pain. Puis quelques perdrix accrochées à un clou, un petit tableau pas trop fort, je trouve que c’est plutôt un genre passé que les anciens artistes des Pays Bas ont trop cultivé, aussi on y peut pas employer la grande peinture, croyez-vous mes peintures pourraient se mettre bien à côté de celle des Pays Bas, SnyersPieter Snyers (1681-1752), peintre anversois de natures mortes. etc. c’est à dire comme couleur, car ces gens étaient des artistes extraordinaires, mais je ne veux pas leur peinture, mon idéal comme natures mortes est toujours Chardin, ce grand peintre, aussi je serais bien content de le faire comme Rembrandt a montré dans son bœuf accroché,Rembrandt, Le bœuf écorché, 1655, huile sur toile, 94 x 69 cm, Paris, musée du Louvre. croyez-vous que c’est le tableau qui m’attire le plus au Louvre ? Cela doit être éminent.
Aussi j’ai fait mon portrait qui a bien réussi, c’est tout clair et presque sans ombres.Scholderer, Kleines Selbstbildnis, B.35. Puis une assiette avec un bout de saucisses, un petit pain et un petit verre d’eau de vie.Scholderer, Frühstücksstilleben mit Schnapsglas, B.37. Puis un rôti de veau sur une assietteScholderer doit faire référence ici à Stilleben mit abgenagtem Kalbsknochen, B.36. et d’autres, je vous ennuierais de les nommer toutes, mais vous voyez mon cher Fantin, je suis encore au train, cependant je ne gagne pas d’argent avec ma peinture, comme vous pouvez penser et je crois qu’il faut avoir encore bien de la patience pour cela.
J’ai l’intention d’aller à Londres et d’essayer là à réussir avec mes natures mortes que les Anglais aiment mieux que les Allemands ou les Français, mais j’ai un grand horreur de vivre chez les Anglais, je n’ai pas du tout de la compassion pour eux ; comme je désirerais vivre à Paris. Mais cela ne va pas, il faut avoir de l’argent pour cela et non pas l’intention d’y en gagner, n’est-ce pas et pourtant j’ai regretté mille fois n’avoir pas envoyé mon tableau à votre exposition, je suis sûr cela aurait été unique dans son genre et il y aurait eu peut-être quelquuns qui auraient regardé la peinture avec plaisir, enfin, c’est arrivé autrement.
Maintenant, j’ai l’intention de peindre un boucher qui parle avec une marchande de légumes, je le peindrai tout à fait dans le genre comme une nature morte, c’est à dire je ne m’occuperai pas de la composition ou de la choix des personnes, justement je les ferai comme je les trouverai et je suis encore de ceux qui aiment tout dans la nature.Scholderer n’a jamais réalisé ce projet ; en 1865, il peint deux œuvres qui dérivent certainement directement de ce premier projet : Jäger und Hirsch, B.48 et Gemüseverkäuferin, B.47. Mais maintenant je dois craindre de vous avoir ennuyé avec mes discours, je vous en demande pardon. Müller m’a chargé de vous demander quelques renseignements de Collin,Il s’agit probablement d’Alexandre Colin (1798-1875), peintre français admirateur de Delacroix, dont il est à nouveau question plus loin dans la correspondance. En 1863, il expose au Salon Mater Dolorosa, n° 425 ; La mort du Gessler (Guillaume Tell, acte IV, scène 3, Schiller), n° 426 ; Vue du faubourg de l’Isel à Saint-Omer, n° 427. dont on n’a pas parlé dans les critiques, avait-il quelques tableaux à l’exposition, qu’est-ce qu’il fait, il est triste qu’un si grand talent, un homme qui a une si grande idée de la peinture ne soit pas arrivé à avoir quelques succès, autrefois il avait écrit quelquefois à Burnitz, mais il y a assez longtemps que celui-ci n’a rien entendu de lui, vous nous feriez bien plaisir de nous en donner quelques nouvelles.
Voyez-vous souvent le Gros, qu’est-ce qu’il fait ?
Et Ottin, Ferley et Solon, sont-ils arrivés à quelque chose ? N’est-ce pas je demande beaucoup de choses ? Vous ne dites rien de la famille Ritter, n’y allez vous plus, moi je ne suis plus en correspondance avec elle, cependant si vous les voyez vous pourriez essayer de leur dire bien des choses de ma part.
Il vous intéressera peut être d’apprendre que ma sœur est depuis deux ans la fiancée de Müller,Ida Scholderer (1837-1900), sœur d’Otto Scholderer, elle se fiance à Victor Müller en 1861 et l’épouse en 1868. Ils auront un fils prénommé Otto-Victor. mais il n’est pas encore arrivé à nourrir une famille selon son rang et ils doivent avoir encore un peu de patience. Mais je crois que Müller atteindra bientôt à son but. J’espère mon cher ami que vous n’aurez pas trop de peine à déchiffrer ma lettre, vous allez rire certainement de mon français. Maintenant je vous dis adieu et écrivez bientôt !