Perspectivia
Lettre1871_05
Date1871-08-03
Lieu de création1. Auckland Road Battersea Rise London S.W.
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesSchreyer, Adolphe
Artz, Constant
Titien
Vélasquez, Diego
Degas, Edgar
Degas, Auguste
Kauffmann, Hugo Wilhelm
Bracquemond, Felix
Michel Ange
Tintoret
Dubourg, Victoria
Courbet, Gustave
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Whistler, James Abbott MacNeill
Legros, Alphonse
Edwards, Edwin
Edwards, Ruth
Graan, Jan de
Fantin-Latour, Jean-Théodore
Manet, Edouard
Lieux mentionnésLondres
Paris
Londres, National Gallery
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesS Zwei grosse Stilleben mit Georginen (Dahlien) I und II (deux grandes natures mortes avec dahlias I et II)
S Brieflesendes Mädchen (Jeune femme lisant une lettre)
S The Love Story
F Édouard Manet
S Jäger und Hirsch (chasseur et cerf)

1. Auckland Road Battersea Rise London S.W.

3 août 1871

Mon cher Fantin,

Il y a déjà longtemps que j’ai reçu votre bonne lettre et les photographies de Courbet. J’espère que vous ne m’en voulez pas que je vous réponds si tard, mais il y avait tant de choses qui m’ont empêché d’écrire tranquillement, d’abord ma femme était malade, je ne pouvais pas quitter la maison, après j’avais beaucoup de courses à faire pour ne pas négliger entièrement mes affaires, avec cela il faut que je travaille pour gagner de l’argent ce qui est très difficile ici, toutes ces préoccupations m’ont empêché, je n’ai pas le temps de voir Whistler ou Legros ou d’aller aux musées. Cependant les derniers jours ma femme est mieux et je recommence à prendre haleine. Je vois de temps en temps Edwards et sa femme qui sont bien aimables pour moi, ce sont les seuls avec lesquels je peux parler franchement et qui comprennent un peu ma situation comme artiste dans un pays étranger. Madame EdwardsRuth Edwards (1833-1916), née Escombe, épouse d’Edwin Edwards, marchand de Fantin en Angleterre. Elle aurait déjà joué un grand rôle dans la décision de son mari d’abandonner sa carrière d’homme de loi pour se consacrer à sa passion de la peinture. Ce serait même elle, plus que son mari, qui aurait mis en place le réseau nécessaire afin qu’il devienne agent officiel de Fantin en Angleterre. Avec la maladie d’Edwards qui débute en 1876, Ruth Edwards prend de plus en plus de poids dans l’affaire, ce qui lui permet, à la mort de son mari en 1879, de reprendre seule le commerce des tableaux et d’y réussir admirablement. Elle restera ainsi le marchand exclusif de Fantin jusqu’en 1887 lorsque le peintre rencontre Gustave Tempelaere qui lui permet de délaisser les natures mortes pour se consacrer à ses œuvres d’imagination. Mme Edwards figure sur deux tableaux de Fantin : Portrait de Mme Edwin Edwards, F.236 et le Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards, F.738. Scholderer fit également un pastel de Ruth Edwards : Portrait der Madame Edwards, B.233. m’a procuré de jolies fleurs que j’ai peint dans la nature morteScholderer, Zwei Grosse Stilleben mit Georginen (Dahlien) I und II, B.102 ; au sujet des commandes passées par le tuteur de Graan voir lettre 1871_02. pour le tuteur de de Graan et je crois qu’elles sont réussies. Avec cela je travaille à un petit tableau, une étude d’après ma femme lisante, la chevelure dégagée comme on le voit ici en Angleterre et un petit chapeau rond brun sur la tête, robe blanche, demie figure, avec un fond simple,Scholderer, Brieflesendes Mädchen, B.108. mais j’ai l’intention d’en faire une répétition plus grande dans une prairie avec un bout de ciel, je crois que la chevelure rougeâtre et frisée dans un fond vert fera très bien.Scholderer intitulera la grande version de cette œuvre « Die Liebesgeschichte » (« The Love Story »), B.107.

Vous ne savez pas combien de fois je pense à vous et voudrais avoir votre avis, que c’est triste d’être si loin l’un de l’autre. J’ai vu vos dernières natures mortes chez Edwards qui m’ont plu énormément, malheureusement je n’ai pas pu les regarder aussi longtemps que j’aurais souhaité, les hortenses sont magnifiques, les roses et surtout un verre ou on voit les tiges des fleurs. Surtout aussi le ton général et harmonieux m’a beaucoup plu, ils sont bien différents de vos natures mortes précédentes, mais je trouve qu’elles sont bien plus fortes que celui-ci, j’aurais aimé à les prendre avec moi et de les comparer à ma peinture, je crois que j’ai fait des progrès, mais ce que je fais me paraît très vague et incertain à côté de votre peinture, et ce n’est vraiment que dans le dernier temps que je commence à reconnaître bien votre peinture et surtout vos natures mortes, et j’ai honte de ce que j’ai fait en ce genre dans les dernières années où je tâchais d’y introduire le pittoresque, quelle bêtise. Mais je peux dire que je reviens à un bonnes idées maintenant et je ne ferai plus que d’après nature, point de pittoresque, point de choses ajoutées de chic ou de mémoire comme on dit. Mais j’espère de faire encore de bons portraits et je crois que c’est ce que je devrais faire toujours.

Pour l’hiver, j’ai l’intention de faire un plus grand tableau ma femme comme prisonnière, la tête appuyée sur les mains joignées, le corps étalé sur le plancher,Scholderer ne réalisera finalement pas cette œuvre. je l’ai vu, c’était très beau et encore la chevelure étalée sur les épaule. Je le nomme comme cela pour donner un titre à cette étude et puis que ma femme n’est plus jeune, le sujet vague sera bien je crois ; j’espère d’en faire quelques chose de bien, mais je le ferai grand comme nature, un tableau d’exposition. Vous ne savez pas comme ma femme me sert comme étude pour mon art, toute la journée elle peut être à ma disposition et je crois que j’ai fait bien des progrès depuis que je suis marié. Est-ce que cela ne vous donne pas l’envie d’en faire autant !

Mais je ne vous ai pas remercié de votre bonne lettre et je pense toujours à ce que vous dites et je le comprends très bien. Il est vrai que je ne m’occupe plus de politique, je ne veux plus y penser. Je vous remercie aussi des portraits de Courbet, le pauvre est devenu bien maigre sur son dernier portrait, mais je suis content qu’il vit et j’espère comme vous qu’il ne s’occupera en futur que de sa peinture. J’ai fait d’après la photographie le dessin sur bois et l’ai offert au Daily news qui cependant n’en voulait pas. Ils étaient bien étonnés que je leur offrais le portrait d’un criminel et ne connaissaient pas même son nom comme artiste, ce qui m’a découragé de l’offrir autre part, je crois qu’en Allemagne où il est plus connu ce sera mieux.

Vous me dites de rester à Londres. Je sens bien l’agrément de vivre tranquillement, mais quand on est marié, on vit tranquillement partout et je préférerais toujours Paris à Londres, ici c’est trop la campagne aussi les Anglais ne sont que des paysans, en général ils me rappellent beaucoup le paysan, les mœurs sont bien celles de nos paysans. Mais peut-être je resterai pourtant plus longtemps ici que je ne pense, cela dépend comment je réussis ici. Jusqu’à présent cela ne va pas très bien et il est difficile d’avoir des amis ici, Edwards me dit aussi que je suis trop loin de la ville, cependant quand on n’a aucune connaissance, c’est égal où l’on soit. La nature me plaît beaucoup ici et c’est une chose principale. Comme je désire de vous voir ici. J’espère toujours que Edwards qui va vous voir bientôt vous emmenerait ici, et je suis sûr que vous viveriez très tranquillement chez nous, et vous pourriez faire de la peinture comme chez vous. Et Monsieur, votre père ne pourra-t-il pas vivre quelque temps seul, je sais bien que vous n’aimeriez pas le quitter, mais je suis sûr que vous pouvez arranger cela. Le voyage n’est rien du tout, c’est une journée et quant au changement de la vie, vous serez chez des amis où vous n’aurez pas à vous gêner, et pensez quel plaisir vous feriez à Edwards et à moi ! Enfin, j’ai toujours grand espoir de vous voir ici. Encore, j’oublie que vous avez du succès ici, votre portrait de ManetFantin, Édouard Manet, F.296 est exposé à l’International Exhibition de Londres en 1871. plaît à ce qu’il paraît beaucoup, et vous avez pour vos natures mortes beaucoup d’admirateurs et quand ils vont connaître votre personne, je suis sûr que vous aurez encore plus de succès (je ne suis pas de l’avis de Schreyer qui dit naïvement que le peintre perd toujours auprès des gens qui le connaissent personnellement, c’est superbe) !

Mon propriétaire à Paris m’a demandé quatre cents francs de dédommagement pour le loyer de l’atelierScholderer loue un atelier à Paris depuis le séjour qu’il a entrepris de décembre 1869 à l’été 1870. ce que je trouve assez raisonnable, mais je ne peux pas les payer en ce moment et je dois lui laisser entièrement s’il veut vendre mes tableaux et mes effets, Artz dont j’ai chargé de tout cela ne m’a pas encore écrit. Je regretterais pourtant si on vendrait mes peintures pour une bagatelle, je voudrais garder au moins mes tableaux achevés comme la nature morte avec le chevreuil et le chasseur,Scholderer évoque ici les peintures qu’il a laissées dans son atelier parisien et notamment Jäger und Hirsch, B.48. mais je suis préparé à tout.

Vous pourriez sans doute, dans votre prochaine lettre, me dire ce que fait Manet, s’il travaille et s’il a fait des tableaux dans ce temps terrible. Savez-vous ce qu’est devenu de Gas ?Scholderer évoque ici le père d’Edgar Degas, Auguste Degas (1807-1874), très proche de son fils et qui recevait le lundi dans son appartement de la rue Mondovi à Paris pour des soirées musicales de nombreux artistes dont Manet. Scholderer l’a probablement connu à cette occasion. Je vois toujours le vieux de Gas qui dit avec un sourire si certain, quand je l’ai vu avant de partir de Paris, que nous n’aurions pas de guerre, je voudrais bien l’entendre parler maintenant, je suis sûr qu’il dira encore que ce n’est pas par hasard que les Allemands ont gagné.

J’ai vu BraquemontJoseph Auguste dit Félix Bracquemond (1833-1914), peintre et graveur français. Bracquemond et Fantin font partie des membres fondateurs de la Société des aquafortistes (1861) qui se réunissent chez le marchand d’estampes Cadart. Bracquemond figure dans l’Hommage à Delacroix, F.227 ainsi que huit autres membres de cette société. Il était également présent dans le Toast !, œuvre de Fantin détruite après le Salon de 1865. Bracquemond joue un rôle important dans le renouveau de la gravure auquel il initie ses amis peintres. En 1860, Fantin lui offre un autoportrait dessiné, Fantin dessinant, F.151. ici, Edwards m’a montré aussi ses eaux-fortes, qui ne m’ont pas plu comme Braquemont aussi lui-même, je crois qu’il ne sait pas ce qu’il veut, mais juge tout avec une fausse sûreté extraordinaire il ne m’a pas plu.

6 août J’ai fait une interruption de quelques jours dans ma lettre, pendant ce temps j’ai vu Edwards qui est sans doute chez vous maintenant et vous racontera ce qui vous intéresse quant à moi, seulement il n’a pas encore vu ma femme, il ne voulait pas venir nous voir parce qu’elle était malade, et moi je ne pouvais pas encore lui présenter ma femme qui se porte cependant bien mieux les derniers jours. Je ne veux pas prolonger trop ma lettre, je vous écrirai plus un de ces jours. Je travaille assez et je suis assez content de mon travail. Edwards a pris deux petites natures mortes dans son atelier et veut tâcher de les vendre. Lui et sa femme sont d’une grande bonté pour moi. Sa femme a un caractère très original, presque bizarre quelquefois, mais elle me plaît beaucoup.

Il y a encore bien des choses dont je voulais vous parler, bien des choses à vous demander, mais ce sera pour la prochaine fois. Comme je serais content d’apprendre d’Edwards comment vous allez, ce que vous faites, vos idées sur la peinture surtout, n’oubliez rien, je vous prie, vous savez comme la moindre chose ce que vous faites m’intéresse. Encore je vous prie de donner à Edwards l’adresse de Artz, il veut passer avec lui à la location de l’atelier et pour mes affaires, Artz sera à Paris j’espère, il est dans l’atelier de Kauffmann,Hugo Wilhelm Kauffmann (1844-1915), peintre allemand, membre du groupe des peintres de Kronberg. En 1861 à Francfort il étudie avec Jacob Becker, Edward Jakob von Steinle. De 1863 à 1870 il vit à Kronberg im Taunus. Il passe ensuite un an et demi à Paris dont il est chassé par le conflit franco-prussien. je ne sais pas si vous le connaissez, le premier à gauche [en] entrant dans la cour. J’espère pouvoir vous parler un peu de la National Gallery la prochaine fois, j’ai regardé seulement quelques tableaux surtout un Titien, Bacchus et Ariane,Titien, Bacchus et Ariane, 1520-1523, huile sur toile, 176,5 x 191 cm, Londres, National Gallery. qui me semble un des plus beaux tableaux que je connais, il m’a fait une grande impression, j’ai regardé aussi la chasse au sanglier de Vélasquez, très intéressant.Vélasquez, La Tela Real, vers 1632-1637, huile sur toile, 182 x 302 cm, Londres, National Gallery. Les Italiens me plaisent chaque jour d’avantage, je me rappelle aussi un Saint George (je crois) de Tintoret, tableau magnifique ; aussi un Michel Ange commencé très beau, et des Italiens primitifs, mais tout cela je n’ai pas vu assez.Jacopo Robusti dit Tintoretto (1518-1594), peintre vénitien, Saint Georges et le dragon, vers 1560, huile sur toile, 157,5 x 100,3 cm, Londres, National Gallery. Deux tableaux inachevés de Michel-Ange sont conservés à la National Gallery : La mise au tombeau, vers 1500, huile sur bois, 161 x 149 cm et La Vierge et l’enfant avec saint Jean et les anges dite La Vierge de Manchester, 1495, tempera sur bois, H.1,04 L.0, 77.

Maintenant je vous dis adieu, mon cher Fantin, ne me laissez pas trop longtemps sans une lettre de vous, je vous prie. J’espère que Edwards nous rapportera la nouvelle que vous vous êtes décidé de venir un jour à Londres, ce serait la meilleure nouvelle pour moi. Adieu, saluez bien Monsieur votre père de ma part. Bien des choses à Edwards et n’oubliez pas les nouvelles de Manet et saluez-le et sa femme. Encore j’ai oublié de vous demander si Mademoiselle DubourgVictoria Dubourg (1840-1926), peintre française. Fantin la rencontre en 1869 au Louvre où ils copient tous deux Le mariage mystique de sainte Catherine du Corrège. Elle connaissait Manet, les sœurs Morisot et Degas. Elle pose pour ce dernier en 1868 (Portrait de Victoria Dubourg, L.137, 1869, The Toledo Museum of Art). Fantin et Victoria se fiancent dès 1869 mais ne se marient qu’en 1876, une fois Fantin libéré de ses obligations auprès de son père. Victoria Dubourg présente des natures mortes (mais aussi quelques portraits) pratiquement tous les ans au Salon à partir de 1868 et jusqu’en 1902. Elle obtient une mention honorable en 1894 et une médaille en 1895. Elle expose aussi à Londres comme son mari. Fantin fait son portrait à six reprises, seule ou accompagnée. Victoria Dubourg contribue beaucoup à la diffusion de l’œuvre de son mari. Après sa mort, elle participe aux rétrospectives, donne des œuvres à différents musées et rédige le catalogue raisonné. est à Paris, si elle est restée pendant tout ce temps affreux à Paris avec sa famille et comment elle va, aussi si elle veut bien se rappeler de moi, de lui dire bien des choses de ma part.

Votre ami Otto Scholderer