Lettre | 1898_05 |
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Date | 1898-07-18 |
Lieu de création | St. Paul's Studios, West Kensington |
Auteur | Scholderer, Otto |
Destinataire | Fantin-Latour, Henri |
Personnes mentionnées | Maître, Edmond Manet, Edouard Whistler, James Abbott MacNeill Millet Edwards, Ruth Dubourg, Victoria Scholderer, Luise Philippine Conradine Scholderer, Viktor Burne-Jones Dubourg, Charlotte |
Lieux mentionnés | Londres, Royal Academy of Arts Londres, Exposition d'art international de la Société Internationale des sculpteurs, peintres et graveurs, 1898 Londres Paris, Salon |
Œuvres mentionnées | F Le lever F Andromède |
Je viens d’apprendre la mort du pauvre Maître. Quel bonheur que ce soit fini. Il a dû bien souffrir. Quoique je ne l’ai pas beaucoup connu, son souvenir, en rapport aussi avec les amis qui l’ont entouré, me restera cher et me rappellera toujours un beau temps passé. Il a dû être bien misérable pendant les dernières années de sa vie ! Dois-je répondre à l’annonce que sa famille m’a donnée de sa mort. Je ne sais pas bien à qui m’adresser où envoyer ma carte.
Ce beau temps passé m’est revenu aujourd’hui encore, en regardant les tableaux de Manet à l’Exposition internationale :Exposition internationale de Londres de 1898 (1st Exhibition), voir Catalogue of the Exhibition of International Art, Knightsbridge, 1898, Brompton, 1898. les vagabonds musiciensManet, Le vieux musicien, RW.52, 1862, huile sur toile, 187,4 x 248,3 cm, Washington, National Gallery of Art. et l’empereur Maximilien.Manet, Exécution de l’empereur Maximilien, RW.127, 1868, huile sur toile, 252 x 305 cm, Mannheim, Städtische Kunsthalle. Cela m’a fait un grand plaisir et j’ai trouvé le dernier bien mieux qu’au jour que je l’ai vu à l’atelier de Manet. Avec Manet les impressionnistes auraient dû cesser il me semble, il a fait mieux que tous les autres, et cela est joliment mieux que tout ce que Whistler a fait, on voit ses tableaux à côté de ceux de Manet et ils perdent beaucoup. Il y a du génie en Manet et Millet n’aurait pas dû dire que ses tableaux n’étaient ni si bien qu’on les faisait ni si mauvais ; c’est-à-dire qu’il ne les a pas compris, car ils sont tout à fait bien et on ne peut pas désirer de les voir peints d’une autre façon, absolument pas. C’est surtout cette franchise qui m’a toujours frappé et ému et qui m’a tant plu en sa personne.
Cette exposition est très désagréable et j’aurais préféré de ne pas voir vos tableaux dans cette société vulgaire.
Nous avons vu Md. Edwards depuis qu’elle est revenue de chez vous, elle nous a dit que vous vous plaigniez un peu de votre santé, mais que ce n’était pas grave, mais que Madame se portait bien ; j’espère que la vie de campagne vous aura déjà fait beaucoup de bien et que vous vous trouvez rafraîchis tous les deux.
Il n’y a pas beaucoup de nouvelles à vous donner de nous, mais nous ne pouvons pas nous plaindre de notre santé : ma femme va bien et me semble plus forte et alerte que moi-même, quoique les affaires de la maison la fatiguent bien. Victor va bien aussi. Il ira se préparer dans ses vacances pour l’examen de l’Université pour atteindre une « Scholarship » du collège de Belial à Oxford. Cela est d’une grande importance pour toute sa carrière ; mais nous ne sommes pas encore sûrs de lui, c’est bien difficile et il est porté à négliger les matières qui ne l’intéressent pas.
Quant à l’art, il n’y a pas beaucoup de nouvelles à vous donner, j’ai regretté bien la mort de Burne-Jones. On m’a refusé encore à l’Académie et on trouve que ma peinture n’est plus à la mode, moi-même je trouve que je n’appartiens plus à ce temps, mais la question de la vie devient grave quand on ne vend plus rien, et les portraits diminuent d’un an à l’autre. Je pense beaucoup à me retirer complètement et de vivre à un petit endroit à part du monde, pas en Angleterre cependant, car mon aversion pour tout ce qui est anglais commence à être une maladie.
Victor doit trouver son chemin lui-même et il sera bien content de nous quitter il me semble, et de devenir un véritable Anglais.
J’ai fait des fleurs dernièrement et j’aime la nature morte plus que jamais, peut-être que cela plaira encore plus au public que mes autres choses. J’ai fait aussi mon portrait qui je crois est bien, peut-être je l’enverrai au Salon prochain, si on le refuse au moins je serai content de vous le montrer.
Je n’ai pas encore vu les photographies des tableaux que vous avez exposés au Salon.En 1898, Fantin expose Le lever, F.1688 ; Andromède, F. 1687. M. Edwards nous a parlé de votre succès croissant, ce qui nous a donné le plus grand plaisir, mais je suis sûr que cela augmentera toujours.
Nous ne quitterons pas Londres cet été. Je reste dans mon atelier pour faire des natures mortes, personne ne viendra me déranger. Victor ira à la campagne avec son tuteur.
La guerre américaine a dû avoir une mauvaise influence aux affaires d’art en France, quel bonheur que ce sera bientôt fini.La guerre d’indépendance de Cuba, jusque-là colonie de l’Espagne, conduit les États-Unis à envahir Porto Rico et les Philippines, autres colonies espagnoles, afin de les faire passer sous sa juridiction. Au traité de Paris en décembre 1898, l’Espagne accorde l’indépendance à Cuba, cède Porto Rico et l’île de Guam aux Américains, et leur vend les Philippines. Ici, on est pour les Américains, les champions de la civilisation et « du progrès » de l’humanité, mais moi je suis pour les Russes toujours.
Adieu, nous espérons que vous et Madame soient en bonne santé et nous vous envoyons tous les trois nos meilleurs compliments, aussi qu’à Mademoiselle Charlotte