Correspondence Fantin-Latour & Scholderer

[Paris]

5 Xbre 1879

Mon cher Scholderer,

J’ai été bien content d’avoir enfin de vos nouvelles, je désespérais. Je ne veux pas tarder davantage à vous écrire, afin de vous entraîner à me répondre bientôt, car des lettres à de si longs intervalles font que les relations perdent de l’intérêt, on ne sait plus ce que l’on voulait se raconter. J’espère que vos santés sont bonnes malgré l’abominable temps que nous avons et qui je crois est comme le vôtre. Nous sommes dans une tempête de neige. J’ai été obligé aujourd’hui d’abandonner mon atelier qui était dans l’obscurité, mon vitrage couvert de neige. Ici, moi et ma femme nous n’allons guère bien, moi cela ne va pas trop depuis notre retour de Fontainebleau. Notre séjour là-bas n’a guère été agréable, comme vous le savez. Depuis le retour, vous avez vu chez Madame Edwards ce que j’ai fait, et je suis bien content que cela vous ait plu. J’aurais bien désiré avoir des détails sur le séjour de ThomaDurant un voyage en Angleterre pendant les mois d’août et septembre 1879, Hans Thoma séjourne quelques jours chez Scholderer. Il participe à une exposition collective à Liverpool. à Londres. Duranty m’a dit qu’il revenait de chez vous. Il (Duranty) a été à Munich où il a été très frappé des peintures de Thoma, et pour son Journal (Les beaux-arts illustrés) il lui a demandé des dessins d’après les tableaux. Ils viennent d’être publiés et sont charmants, font bien désirer de voir les peintures.Une œuvre de Hans Thoma avait été reproduite dans Les Beaux-Arts illustrés, 1879, n° 37, p. 292, « Exposition de Munich : Sainte Famille au repos, par M. Hans Thoma (Dessin de l’artiste) » et dans le n° 38, p. 301, « Exposition de Munich : La fuite en Égypte, par M. Hans Thoma (Dessin de l’artiste) ». Duranty nous a donné à lire sa lettre de remerciements qui est très bien. J’espère que cela lui donnera l’idée de nous envoyer des tableaux au Salon.Thoma envoie Jupiter enfant soigné par les nymphes (76 x 104 cm, n° 3633) et Néréides (104 x 76 cm, n° 3634) au Salon de Paris de 1880. Je relis votre lettre pour répondre à tout ce que vous me dites. Vous m’écrivez que vous vous sentez devenir plus vieux, moi aussi et comme vous je suis résigné. Malgré cela, ne perdons point de temps, il me semble qu’en vieillissant je suis plus entrain que quand j’étais jeune où j’en ai perdu du temps !

Je n’hésite plus, j’en prends mon parti, cela sera comme ça pourra. Je ne théorise plus. Je pratique ….

C’était bien triste que la mort d’Edwards.Edwards est décédé le 15 septembre 1879. Il était malade depuis 1876. Je ne regrette pas d’après ce que Madame E. m’a raconté de ne pas l’avoir revu. Il me semble que Madame Edwards a fait des merveilles avec cette exposition, quelle rapidité, qu’elle a dû se donner du mal ! !

Ce que vous me dites de ses œuvres est d’une critique parfaite. Vous avez tout à fait le même sentiment que moi sur tout ce qu’il a fait.

Je ne sais pas encore quand j’enverrai à Londres mon tableau de cette année.Fantin enverra Portraits ou la leçon de dessin dans l’atelier, F.920 à la Royal Academy en avril 1880 mais son tableau ne sera pas admis. Il m’est revenu d’Anvers.Fantin-Latour, Portraits ou la leçon de dessin dans l’atelier, F.920 a obtenu une médaille d’or à Anvers à l’Exposition nationale de la Société royale pour l’encouragement des Beaux-Arts en 1879. Vous êtes bien heureux d’avoir commencé votre tableau pour l’Academy,Scholderer, Preparing for a Fancy Ball, B.188. Vous m’en donnez bien peu de détails, mais j’attends quand votre tableau sera plus avancé, votre croquis. De quelle grandeur est-il ? Vous ne m’en parlez pas et où prenez-vous vos modèles ?

Grande question que celle d’avoir des modèles. Je ne sais où ils perchent, moi ici je ne peux en trouver, et ce qui me décide c’est quand j’en rencontre, alors je me creuse la tête pour les employer à un sujet quelconque. Votre sujet me paraît charmant. N’oubliez pas le Salon de Paris cette année, voilà le moment où on peut exposer ici, depuis l’Exposition universelle il semble que l’on est mieux disposé pour les étrangers. Nous aurions bien aimé être à l’après- midi musicale que vous avez donnée et même au souper (vous voyez que nous nous invitons), malgré mon goût pour les romantiques, j’aurais bien entendu tout votre programme. Ici jusqu’à présent nous avons entendu peu de musique, mais dimanche prochain nous allons entendre la Prise de Troie de Berlioz,Après avoir attendu cinq ans que son œuvre Les Troyens soit jouée à Paris, Berlioz avait finalement accepté en 1863 qu’elle soit coupée en deux parties, La prise de Troie et Les Troyens à Carthage. Seule la deuxième partie (qui correspond aux actes III, IV, V) est créée au Théâtre-Lyrique le 4 novembre 1863. La première partie, La prise de Troie, actes I et II des Troyens, ne sera jamais jouée du vivant de son auteur. opéra en trois actes qui n’a jamais été exécuté et qui va l’être en concert (c’est pour ainsi dire le prologue des Troyens).

Cela se joue en même temps chez PasdeloupJules Pasdeloup (1819-1887), chef d’orchestre et fondateur de la « Société des jeunes artistes » (1852) dont le but était de présenter les œuvres nouvelles. Il fonde également les « Concerts populaires de musique classique » au cirque Napoléon (Cirque d’hiver). Il fait partie de ceux avec Édouard Colonnequi font connaître la musique allemande en France, Schumann et Wagner. Ses concerts sont en permanence le théâtre de chahuts et Pasdeloup devient la cible des détracteurs de Wagner. Concurrencé par Édouard Colonne et Charles Lamoureux, il abandonne ses activités en 1884. C’est au concert Pasdeloup que Fantin, habitué des lieux, entend Le vaisseau fantôme pour la première fois le 26 décembre 1864. et chez Colonne.Édouard Juda dit Édouard Colonne (1838-1910), chef d’orchestre. Il fonde en 1871 la Société de concerts « L’Association artistique ou Concerts Colonne », installée au Châtelet. Berlioz dont l’œuvre n’avait jamais été exécutée serait bien étonné de se voir annoncer partout.

Aujourd’hui tout le monde s’en occupe. Vous souvenez-vous du Festival de l’Opéra où nous fûmes,Ce Festival de l’Opéra a lieu en mars 1870, date à laquelle Scholderer est à Paris. Organisé par le pianiste et compositeur Henri Litolf (1818-1891), il ne dépasse pas les deux soirées au lieu des quatorze prévues mais il révèle Berlioz à un public restreint mais enthousiaste. on n’était pas nombreux alors !

Voilà à peu près tout ce que j’ai à vous dire de nouveau. Ma femme se joint à moi pour toutes ses amitiés à Madame ainsi que pour vous.

Adieu écrivez H. Fantin

Mademoiselle Charlotte va bien. Elle, ainsi que Mr et Mme Dubourg vous font bien leurs compliments. Mademoiselle Esch me charge de vous dire bien des choses de sa part et compte recevoir bientôt une lettre.