Perspectivia
Lettre1870_02
Date1870-08-08
Lieu de créationGais (Canton Appenzell), Hôtel du Bœuf
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesArtz, Constant
Müller, Otto-Victor
Steinhardt, Karl-Friedrich
Scholderer, Emilie
Napoleon III.
Benedetti, Vincent
Graan, Jan de
Hugo, Victor
Thoma, Hans
Manet, Edouard
Fantin-Latour, Jean-Théodore
Müller, Victor
Scholderer, Ida
Bismarck, Otto von
Lieux mentionnésParis
Munich
Gais (Canton Appenzell Rhodes-Extérieures)
Œuvres mentionnées

Gais (Canton Appenzell), Hôtel du Bœuf

8 août [18]70

Mon cher Fantin,

Voilà les temps bien changés depuis que je suis parti et des batailles sont déjà livrées. Si l’armée française n’est pas plus forte que jusqu’à présent, je crains bien pour elle et pour notre bon empereur.Scholderer fait ici référence à Napoléon III. Hier des dépêches sont venues que l’armée franc. a été battue partout et que les Prussiens ont fait à Wörth 1400 prisonniers, pris 30 canons, 6 mitrailleuses, auparavant on les battait de même à WissembourgLa bataille de Wissenbourg a lieu le 4 août 1870 et celle de Wörth le 6 août 1870 ; toutes deux se concluent par l’arrêt du combat de l’armée française et la victoire de l’armée prussienne. et même on entend qu’elle se retire du Bas-Rhin, je crains bien que les Prussiens soient plus forts, les efforts qu’ils font à chaque rapport, comme renforcement des places, comme concentration de troupes, surtout les remparts des côtes, tout cela doit être formidable et avec cela, la guerre est devenue la plus populaire et la plus enragée en Allemagne. Comme je suis content de ne pas être près de tout cela et que je peux vivre tranquillement ici, c’est effrayant que ces Prussiens ne peuvent pas être battus et je désirais tant de les voir perdre une bataille ! Enfin, si cela continue comme cela, l’empereur bientôt ne sera plus. Mr. Bismarck s’est joliment joué de Benedetti ;A l’été 1870, le roi de Prusse Guillaume Ier rencontre l’ambassadeur de France Vincent Benedetti (1817-1900) pour s’entretenir au sujet de la succession au trône d'Espagne. Dans une dépêche envoyée d’Ems et datée du 13 juillet 1870, Guillaume Ier annonce à Bismarck qu’il ne soutient plus la candidature du prince Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen au trône d’Espagne. Bismarck estime alors que le roi a agi par faiblesse face au Français. Il divulgue le contenu de la dépêche royale après en avoir transformé le contenu, ainsi il fait savoir que « le roi a refusé de voir l’ambassadeur de France » et qu’il n’a plus rien à lui communiquer. La France, insultée par cette dépêche, déclare la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870. comme toutes les canailleries de ces gens se développent, mais c’est drôle que le public n’en est pas dégoûté, tout le monde en rit et personne ne trouve qu’en se jouant les uns des autres, ils jouent avec le public. On craint que la guerre prenne des proportions plus grandes encore et que les autres s’y mêlent aussi alors elle deviendrait plus longue. On dit que Paris est très agité, je le crois bien, croyez-vous que les victoires prussiennes seront capables d’influences au changement du gouvernement, j’ai toujours cet espoir et à la fin les Français profiteront encore de cette guerre, du reste c’est mon opinion depuis longtemps. Mais nous allons voir tout cela.

Ici à Gais c’est superbe, des discours politiques à chaque instant, nous sommes une petite société : deux Russes, deux Italiens, un Français, moi Allemand et de Graan,Vraisemblablement le violoniste hollandais Jan de Graan (environ 1852-1891). hollandais, avec cela les Suisses. Le Russe est français enragé, le Français doit tout de suite se coucher quand je lui traduis les dépêches des victoires allemandes et quoi que je lui dise pour le consoler, il est furieux ; les Italiens sont pour les Prussiens et se moquent du Russe qui a beaucoup d’esprit et blague continuellement les Italiens, de Graan est tout pour les Prussiens ; il y a encore une vieille demoiselle qui est aussi prussienne et pleure à cause de la guerre parce qu’elle a onze cousins dans l’armée. La Suisse se tient très bien entre les deux partis et se moque de tous les deux, j’ai beaucoup de sympathie pour eux ; c’est un peuple dur, mais ils s’occupent d’eux-mêmes. Il pleut beaucoup ces jours ci, l’endroit est joli, on ne voit que des collines très vertes, parsemées de petite maisons grises en bois, des petites forêts de sapins et au fond les montagnes bleues avec de la neige, quelquefois tout à fait cachées par les nuages. Mais pour tout cela vous n’aurez pas d’intérêt en ce moment, et je vous assure que la politique m’occupe aussi plus que la peinture.

Je ne pourrai pas rentrer à Paris maintenant, j’ai l’intention d’aller après notre séjour en Suisse à Munich ; ma mère y est encore, ma sœur a eu un garçonLe fils de Victor Müller et Ida Scholderer-Müller, Otto-Victor Müller, est né le 23 juillet 1870. ces jours-ci. Je n’ai rien fait que quelques petits croquis, je ne crois pas que je ferai grand-chose ici, je n’ai pas du tout envie à travailler, aussi notre vie n’est pas favorable pour cela, je bois aussi du petit-lait dont je ne sens aucune influence,Scholderer est parti à Gais avec Jan de Graan pour y faire une cure de petit-lait. de Graan va mieux, mais il tousse toujours un peu, le médecin dit qu’il avait besoin de mener une vie tout à fait tranquille, sans cela il ne vivrait pas et je crains qu’il ne le fasse. L’air aussi surtout nous fait bien, nous avons évité aussi cette chaleur épouvantable, on nous a dit qu’à Paris cela a été affreux. Notre voyage par la forêt noire a été très courte, nous avons été voir surtout l’endroit où j’ai resté il y a 2 ans, puis nous avons traversé le lac de Constanz qui est magnifique, une eau claire bleue, mêlée d’émeraude, d’une finesse et d’un charme inexprimables, aussi nous avons vu la chute de Schaffhausen qui est superbe, Victor Hugo en a fait une belle description que je viens de lire dans son voyage au bord du Rhin.Scholderer fait ici référence au texte de Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Paris, H.-L. Delloye, 1842 dans lequel l’auteur fait une longue description des chutes de Schaffhausen. Je n’ai pas vu Thoma, parce que nous craignions de ne plus pouvoir entrer en Suisse comme la guerre était déjà commencée. C’est tout ce qu’il y a de remarquable que je peux vous raconter, notre vie se passe trop tranquillement.

J’espère que ma lettre vous parvienne et que vous m’écrirez tout de suite un petit mot de ce qui se passe à Paris, surtout ce que vous faites. Si vous voyez Steinhardt et Artz,Constant Artz (1837-1890), peintre hollandais. Il s’installe de 1866 à 1874 à Paris, il vit au 31 avenue Montaigne. Il ouvre son atelier à ses amis (dont Scholderer, Fantin et Maître) pour des soirées musicales où l’on joue notamment Schumann. saluez-les de notre part. Bien des choses à Monsieur votre père et à Manet et sa femme, est-ce qu’il s’est remis de son rhumatisme ? Adieu et écrivez bientôt.

Votre ami

O. Scholderer