Tout ce temps j’étais dans une si mauvaise disposition pour écrire, c’était plus que de la paresse, que je n’ai pas pu combattre ma léthargie. D’abord j’avais voulu vous écrire au sujet de votre refus à l’académie,Fantin-Latour, Portraits ou la leçon de dessin dans l’atelier, F.920. mais j’étais trop vexé ; peu à peu je suis devenu plus calme, et j’ai pensé que ce sera toujours la même chose dans la vie, et le monde sera toujours le même, mais il est sûr que l’académie ici est pire que toutes les autres expositions. Moi je ne m’y fie pas du tout et chaque année je suis préparé à apprendre qu’on me refuse, mais vraiment je n’ai pas eu le moindre doute qu’on laissa entrer votre tableau, j’ai été même persuadé qu’il aurait la meilleure place. Je me suis fait bien de mauvais sang et cela m’a fait perdre aussi encore une illusion. Vous n’avez rien à faire que d’envoyer le tableau l’année prochaine !
Mais j’ai à vous remercier d’abord pour bien des choses, pour la lettre qui m’annonce ma bonne place au Salon,Scholderer, Selbstbildnis, B.150. cela m’a fait plaisir, ensuite pour votre nouvelle lithographie des Troyens que je trouve tout à fait réussie, je trouve que c’est une des plus belles, c’est merveilleux comment vous vous servez maintenant de ce matériel.Scholderer fait très vraisemblablement ici référence à la lithographie de Fantin La prise de Troie : apparition d’Hector, H.30 qu’il réalisa en 1880.
Bien merci aussi pour le papier, mais je suis fâché que je vous ai donné tant de peine et surtout parce que ce n’était pas celui que je voulais, je l’avais bien expliqué à Mme Edwards que ce n’était pas le papier de Berville,La maison Berville, rue du Mont-Blanc, est une papeterie qui vend également des couleurs et des gravures d’après les œuvres du Salon. mais celui dont Lhermitte se servait qui est différent, mais ce n’est pas si important, seulement je suis fâché que vous avez fait une course si inutile, puisqu’on peut avoir ce papier ici.
J’ai vendu mon tableau à l’Académie,Scholderer, Man with Game, B.189. c’est le petit, c’est une petite chance, il faut être content de cela puisque les affaires vont plus mal que jamais, cependant, nous vivons encore. Vous pouvez croire combien je voudrais aller à Paris, mais il n’y a pas moyen, pas à y penser ! J’ai bien regretté que Madame a été désappointée de sa place au Salon et qu’on avait accroché son tableau si tard,Victoria Dubourg, Nature morte exposée au Salon sous le n° 1253. combien de mal ces expositions nous font, il est sûr que si j’avais de quoi vivre je n’exposerais plus jamais dans les grandes expositions, j’ai eu dernièrement encore ces mauvaises idées, je sais que c’est de la faiblesse à désirer de me retirer dans un petit coin du monde et de ne m’occuper que de moi-même, je suis si fatigué de cette vie de grandes villes, mais il faut bien combattre pour gagner sa vie !
Mon grand tableau est mal placé,Scholderer, Preparing for a Fancy Ball, B.188. on ne peut pas le juger de cette distance où il est placé, aussi il ne me plaît pas assez, il y a bien des choses qui sont mal, j’espère de les corriger quand il revient de l’académie, il me semble qu’il y a trop de figures, mais cela ne fait rien, cela m’a beaucoup appris. L’académie n’est pas plus intéressante que les autres années, il y a de bonnes choses de Millais qui m’ont intéressé, je n’ai pas encore vu la Grosvenor Gallery, Whistler n’a pas exposé cette année.Whistler est à Venise de septembre 1879 à novembre 1880 où il travaille sur des eaux-fortes qu’il exposera en décembre 1880 à Londres.
Ce malheureux Duranty est-ce inconcevable qu’il s’est ruiné comme cela, il aurait pu facilement être guéri de cette maladie s’il l’avait soignée, cela m’a fait bien de la peine. Un jour, je lirai quelques de ses œuvres chez vous, je n’ai lu que de petites choses.
J’ai eu grand plaisir à apprendre le succès de Cazin,Cazin a reçu une médaille de première classe pour Agar et Ismaël (1880, huile sur toile, 250 x 200 cm, Tours, musée des Beaux-Arts). je vous prie de lui dire mes félicitations et aussi celles de ma femme, je suis bien content qu’il ait enfin eu cette satisfaction. Est-ce qu’il n’a pas une photographie de son tableau ? Je voudrais bien le voir. J’ai presque oublié à vous dire combien j’ai admiré vos tulipes,Fantin-Latour, Tulipes de toutes couleurs, F.996. elles sont trop bien, vraiment j’aurai le plaisir de les voir de temps en temps puisqu’elles sont à Putney chez une dame à laquelle j’en avais parlé et qui les a achetées ensuite, Madame Jones une amie de Monsieur White. J’admire beaucoup votre Ondine qui est charmante de couleurs.Fantin-Latour, Ondine, F.989. Nous sommes tous bien curieux de voir votre pluie d’or,Fantin-Latour, Pluie d’or, F.998. Mme Edwards me dit que vous allez l’envoyer bientôt.
J’ai commencé deux tableaux d’enfant dont l’un est achevé, puis une fille tenant une corbeille avec des fruits jusqu’aux genouxScholderer doit faire ici référence à la Gemüseverkäuferin, B.190 représentant une jeune fille tenant une corbeille de fruits sur les genoux, à moins qu’il ne s’agisse de Franceska, B.184 décrite dans la lettre de Scholderer datée du 31 décembre 1880 comme une vendeuse de légumes. grandeur naturelle, en ce moment, je suis en train de faire un portrait d’après une photographie pour une de nos amies qui a perdu son mari, le frère de Madame Roth à Paris que Mlle Esch connaît, il s’est empoisonné après avoir perdu tout son argent dans des spéculations, mais je pense que Mlle Esch doit connaître cette histoire.
11 juin J’ai été interrompu dans ma lettre, mais ne veux pas tarder à l’envoyer ce soir. J’ai eu une lettre de Mme Edwards, ce matin, qui m’annonce l’arrivée de votre pluie d’or, elle en est tout à fait en extasié, j’irais la semaine prochaine pour la voir.
Nous avons reçu une lettre de Mlle Esch hier, et ma femme vous prie de l’en remercier, elle va lui écrire bientôt ; nous avons appris avec grand plaisir que ses prospects sont meilleurs et nous aurons bien plaisir à la voir chez nous, elle nous racontera tout ce qui se passe chez vous.
Nous avons bien regretté que Madame a été encore malade et, quoique Mlle Esch nous dit qu’elle est mieux, nous trouvons qu’elle est beaucoup trop souvent malade. Il me semble mon cher Fantin que c’est mon devoir de vous embêter encore avec la vieille question de votre atelier, car tout le monde – même Mme Edwards, et cela veut dire beaucoup, est d’accord que votre atelier ne va pas pour Madame, car elle est trop délicate pour supporter l’humidité que vous supportez mieux, quoique je suis persuadé que vous le sentirez un jour, ne vous fâchez pas de ce que je dis, je suis toujours prêt à venir pour vous aider à déménager si vous voulez, c’est facile pour vous en comparaison avec d’autres, car vous pouvez vivre n’importe où et votre atelier sera loué facilement, je voudrais bien être capable de vous convaincre que c’est une chose nécessaire, mais peut-être je réussis à vous ébranler au moins, quoique je sais que Madame est de votre opinion, mais vous êtes tous les deux très obstinés ! (Je vous demande pardon) Nous avons toujours encore un peu d’espoir de vous voir ici, est-ce que vous allez venir ?
Maintenant encore une question, dites-moi dans votre prochaine lettre quelle sont les laques surtout les roses que vous employez dans votre peinture et qu’est-ce que vous mettez pour les faire sécher. Servez-vous du jaune de chrome ? Quels sont les verts dont vous vous servez ? Et les violets. Si vous avez de nouvelles couleurs, je voudrais savoir tout cela vous avez, bien plus d’expérience, servez-vous d’une couleur qui est semblable à la terre de Sienne naturelle ? Et puis je voudrais savoir votre procédé pour la lithographie, vous vous servez toujours du papier préparé qui est fixé après sur la pierre. Pouvez-vous corriger la pierre après qu’on a pris une impression ? Je voudrais essayer de faire de la lithographie, et je vous prie de m’envoyer un échantillon de ce papier et me dire ce qu’il faut observer en dessinant dessus, mais cela ne presse pas, ne vous donnez pas trop de peine pour cela.
Ma femme va tantôt bien, tantôt moins bien, mais en général je suis tranquille de l’état de sa santé. J’espère que madame soit tout à fait bien maintenant. Nous voyons, Mlle Fabre de temps en temps, elle a été aussi bien souffrante.
Adieu bien des choses à vous deux et à Mlle. Esch de nous deux, votre ami