Lettre | 1871_06 |
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Date | 1871 |
Lieu de création | Auckland Road, New-Wandsworth, London |
Auteur | Scholderer, Otto |
Destinataire | Fantin-Latour, Henri |
Personnes mentionnées | Müller, Victor Scholderer, Emilie Scholderer, Ida Thoma, Hans Scholderer, Luise Philippine Conradine Edwards, Ruth Edwards, Edwin Keene, Charles Samuel Whistler, James Abbott MacNeill Manet, Edouard Ritter, Francine Maître, Edmond Dubourg, Victoria |
Lieux mentionnés | Londres, Royal Academy of Arts Londres Paris Munich Londres, Dudley Gallery |
Œuvres mentionnées |
Votre lettre est venue très tard mais m’a fait grand plaisir,La lettre de Fantin ici évoquée n’est pas conservée. je ne veux pas vous laisser trop longtemps sans réponse et je commence de suite, aussi il faut que je vous dise que j’ai passé les derniers jours très tristes, j’ai eu la nouvelle que Müller est mortellement malade et j’attends à chaque instant la nouvelle de sa mort. Ma mère est allée à Munich pour soulager ma sœurIda Scholderer-Müller. qui le soigne seule. Comme c’est triste pour elle de rester là avec un petit enfant d’un an, je plains aussi ma pauvre mère qui est vieille et qui n’a plus de forces, cela va lui faire un grand mal. Müller, quand j’étais à Munich, m’a paru vieux et fatigué, l’été passé il a dû aller prendre les bains de mer, cela lui faisait du bien, mais dernièrement un froid qu’il a pris emmenait une maladie de cœur dont il souffre depuis huit jours, vous savez une telle maladie est presque toujours mortelle et il paraît que l’origine de cette maladie reposait depuis bien du temps en lui, aussi lui même disait très souvent : je ne serais pas vieux, ma santé n’est pas bonne, et comme j’ai dit, dans les dernières années, il usait de dire qu’il désirerait de se reposer, que la peinture lui causait trop de fatigues et moi j’ai trouvé aussi que ses dernières choses étaient plutôt des imitations de sa propre peinture, je n’y voyais rien de neuf. Il me rend très triste cet événement, ce n’est pas seulement que [je] le regrette comme membre de ma famille, mais comme ami et comme artiste, et avec vous c’était le seul avec lequel je pouvais causer librement et dont j’ai appris tant. C’est vous mon cher ami qui me restez seul et le désir de vivre avec vous se multiplie par cet événement et j’espère toujours que ce souhait se remplira bientôt ! Je n’ai pas de nouvelles directes de ma sœur ou mère, c’est Thoma qui aide ma sœur pour soigner son mari et qui m’envoie des nouvelles chaque jour. Comme il me fait plaisir d’avoir introduit chez ma sœur cet excellent homme, l’idée me soulage dans le chagrin de ne pas pouvoir aller moi même lui rendre assistance, ce sentiment est très triste d’être éloigné si loin dans un pareil temps, Müller aime Thoma, ainsi que ma sœur et tous les deux vous savez avaient très peu d’amis à Munich, ils s’étaient retirés entièrement et même il ne me fut pas facile d’emmener Thoma qu’ils acceptaient seulement parce que moi je l’aimais. Thoma est un [homme] calme d’extérieur, mais chaud et en même temps sage, et je suis sûr, cela va leur faire du bien. Je voudrais bien être avec vous pour vous en parler ! Ma femme est très triste, heureusement elle va bien dans le dernier temps et se porte mieux que depuis longtemps. Nous étions justement arrivés à être calmes et tranquilles pour l’avenir et très heureux quand cette triste nouvelle est arrivée.
Il m’a fait un grand plaisir que ma femme aimait Madame Edwards de première vue, même elle a dit qu’elle avait rarement éprouvée une si grande sympathie pour une personne si rapidement, de même j’étais fort content que les Edwards aiment ma femme, je vois là un bel avenir, les trois familles vivant tranquillement ensemble, il faut absolument que vous veniez à Londres, même pour dire la vérité, je trouve que c’est votre devoir de profiter du succès que vous avez eu et qui continue à Londres, je vous prie bien de [réfl]échir là-dessus et de faire des efforts [de] vous décider. Vous savez je ne veux pas du tout dire qu’il faut, c’est seulement mon opinion, mais je trouve que le succès ne vient pas trop souvent dans la vie, ce sont des causes quelquefois très imprévues qui l’emmènent et il faut s’y tenir.
Les Edwards sont si bons pour nous, rien que la pure bienveillance et ils le seront pour vous et vous aideraient énormément ici et je vous assure que les ressources sont grandes à Londres, dix fois plus grandes qu’à Paris, chaque jour m’ouvre plus les yeux en ce rapport. Les ressources pour l’artiste sont de même très grandes, surtout si l’on vit plus près de la ville ou dans la ville et il me paraît que l’art ici a un avenir, seulement il lui faut encore plus de concentration. Edwards vous a écrit que mes dessins sur bois ont du succès,Scholderer doit vraisemblablement faire ici référence aux gravures qu’il fait réaliser d’après ses dessins pour le journal d’enfant Little Folks pour lequel il commence à travailler à partir de la fin de l’année 1871, comme tend à le prouver cette lettre ainsi que la lettre 1871_08 et non à partir de 1872 comme l’écrit Jutta Bagdahn. Little Folks. The Magazine for Boys and Girls paraît chaque semaine de 1871 à 1933, il est publié dans les années 1870 par Cassell, Petter & Galpin. en effet on en est si content maintenant qu’on me fait de grandes éloges, cependant cela ne prouve pas que ce sont des chef-d’œuvres, au contraire, ils sont quelquefois très mauvais et le graveur en bois s’empresse d’effacer le reste des bonnes choses qui y sont. Vous connaissez cela, du reste je ne sais pas encore dessiner comme il le faut pour la gravure en bois, très simple, comme Charles KeeneCharles Samuel Keene (1823-1891), illustrateur, graveur et caricaturiste britannique qui commence sa carrière au journal satirique Punch en 1851 et y joue un rôle important à partir de 1860. le sait que j’admire énormément, cependant, avec le temps cela ira mieux, j’en suis sûr et cela est un très grand avantage pour ma peinture. Je fais chaque semaine un dessin qu’on me paie £ 3. C’est très joli et c’est presque exclusivement le soir que je m’en occupe.
J’ai vendu un tableau à un ami qui me l’a très bien payé avec 63 £ et nous sommes très riches en ce moment.
J’espère pouvoir aller avec Edwards et sa femme à Paris, ce qu’ils se sont proposés, et si j’emmenerais aussi ma femme, je suis sûr nous y passerions quelques jolis jours avec vous, mais je préférerais beaucoup de vous voir plutôt à Londres, c’est à dire fixé à Londres.
Je m’étonne quelquefois de moi-même comment cette année a changé ma vie, je suis marié, je me porte mieux, je vois mon avenir mieux que jamais, je travaille avec plaisir, je travaille avec plus de repos, j’ai trouvé de nouvels amis, c’est vraiment une fortune dont je ne me suis pas douté. J’ai cru que les efforts que je devais faire pour gagner ma vie fussent bien plus grands et les concessions dans mon art qui sont cependant très petites et je crois que je n’ai pas fait mal de me les permettre. Il est vrai que ma femme est beaucoup en cela et me soulage en chaque rapport pour mon art, elle me pose sans repos, elle pense et s’intéresse beaucoup pour ma peinture et me donne souvent de très bons conseils, et j’ai toujours en elle un certain côté du jugement public qu’on accepte sous cette forme volontièrement. Je le dis encore une fois mon cher Fantin, tâchez de marier et venez ici, je suis sûr que la fortune vous accompagnera, aussi je suis sûr que les obstacles qui semblent vous empêcher de venir ne sont pas insurmontables.
Pensez que je n’ai pas encore vu Whistler, mais ses esquisses au DudleyLa Dudley Gallery à Londres est fondée en 1865. Dirigée par un comité de jeunes artistes, elle fournit un nouveau lieu pour les artistes en opposition à la Royal Academy. Au départ, elle se spécialise dans les expositions d’aquarelles mais diversifie rapidement ses activités pour organiser des expositions annuelles de peintures puis d’estampes. En 1871, la Fifth Exhibition of Cabinet Pictures in Oil, Dudley Gallery, Egyptian Hall, Piccadilly présente notamment des nocturnes de Whistler. m’ont fait le plus vif plaisir, c’est extrêmement joli, il y a des qualités de Manet comme vous m’avez dit déjà, je ne puis pas le juger entièrement d’après ces choses. Manet est plus cru, mais aussi plus fort, et Whistler est plus fin, cependant la nature de Manet me paraît être plus fort, plus important et surtout plus naïve, il ne se perdra pas dans des choses raffinées et presque maniérées des choses invisibles, dans le tableau de Manet on verra toujours chaque trait de son pinceau qui dira quelque chose. Je ne peux pas vous parler d’autres choses, je m’occupe beaucoup des dessins de Charles Keen, mais ne fréquente pas les expositions, mais cela viendra plus tard, j’avais jusqu’à présent trop à m’occuper de moi-même et de ma position. Je suis curieux pour la Royal Academy prochaine et prépare un tableau pour cela. Je vous enverrai quelques croquis la prochaine fois pour vous mettre au fait de ce que j’ai fait, aujourd’hui je n’ai pas le temps. Je n’ai pas encore vu Ritter, elle m’a écrit des lettres tellement stupides que je n’ose pas y aller, ce n’est plus rien pour moi, aussi je n’avais réellement pas encore le temps.
Malheureusement je ne puis pas vous dire le contraire de ce que vous dites des Français, ils sont bien tristes en ce moment, je ne veux pas vous fâcher, mais je ne peux pas m’empêcher de dire que les quelques communistes, surtout ceux qu’on a exécutés, m’ont paru des hommes, mais la France en ce moment il est vrai est très triste ! Je suis bien heureux que vous avez un si bon ami en Maître, saluez-le bien de ma part. Adieu mon cher, ne tardez pas trop à m’écrire, ma femme me charge de vous saluer bien de sa part et je vous prie de me rappeler au bon souvenir de Mlle Dubourg.